Le film s'ouvre avec une voix hors champ sur un écran noir. «On est en Palestine, à Ramallah, le 4 septembre 2004. Peu expérimenté, un caméraman tourne son premier documentaire pour la télévision.»

La voix est celle d'Arnaud Bouquet, jeune cinéaste québécois qui a réalisé l'an dernier Mohammed Rewind, un court métrage percutant, extrêmement émouvant, qui a germé pendant le tournage de Si j'avais un chapeau, film qu'il a coréalisé avec Anaïs Barbeau-Lavalette (Le ring) sur des enfants écorchés du Québec, de l'Inde, de la Palestine et de la Tanzanie.

Le 4 septembre 2004, en revenant des funérailles d'un martyr palestinien à Ramallah, Arnaud Bouquet constate que «l'air s'embrase et les pierres pleuvent». Il pointe machinalement sa caméra en direction de la route, où deux camions militaires de l'armée israélienne circulent. Des Palestiniens convergent vers le deuxième blindé, qui s'est immobilisé momentanément. Ses roues tournent à vide... sur le corps d'un adolescent.

Malgré les cris, les pleurs, la stupeur, Arnaud Bouquet filme instinctivement mais sobrement, en direct, la mort de Mohammed, 18 ans. «Pour capter un pur moment de vérité, il faut filmer le sang, car le sang témoigne», dit-il dans ce documentaire poignant d'à peine sept minutes.

Cinq ans après les avoir tournées, le cinéaste a décidé de revisiter ces images dures, qui l'ont évidemment marqué. Pour tenter de mieux les comprendre, et de mieux comprendre pourquoi il les a filmées. «À ce moment précis, le caméraman réalise qu'il s'en moque complètement des Juifs et des Arabes, des Israéliens et des Palestiniens», dit-il en parlant de lui-même, en narrant ce film poétique en forme de réquisitoire contre la guerre.

«À quoi bon filmer si ça ne change rien?» se demande aujourd'hui le cinéaste de 34 ans, que j'ai interviewé cette semaine. «Je me suis posé la question. Mon film est de l'ordre de l'essai documentaire.» Un film ingénieux, trouvant une inspiration dans une oeuvre des frères Lumière qui expérimentait pour une des premières fois le procédé du «film inversé». Images rembobinées, comme une métaphore pour sublimer la mort.

Mohammed Rewind, présenté il y a un an aux Rencontres internationales du documentaire de Montréal (RIDM), connaît une belle carrière sur le circuit des festivals de films. Il a été présenté à Toronto, à La Rochelle, à Marseille et à Saguenay. Grâce au concours du Conseil des Arts de Montréal et des RIDM, il poursuit en ce moment une tournée des maisons de la culture de la région métropolitaine, en ouverture du long métrage documentaire Je porte le voile, de Natasha Ivisic et Yanick Létourneau.

Aussi, le 21 mars prochain, le film d'Arnaud Bouquet devait être présenté au Centre des loisirs de Saint-Laurent, dans le cadre de la Semaine d'actions contre le racisme. La projection a été annoncée dans la programmation de la «saison culturelle» de l'arrondissement, imprimée à quelque 40 000 exemplaires. Or, le conseil de l'arrondissement de Saint-Laurent a décidé récemment d'annuler la présentation du film (tout en maintenant celle de Je porte le voile).

Arnaud Bouquet a voulu savoir pourquoi. «On m'a dit qu'un citoyen s'était plaint de la programmation de mon film. À l'arrondissement, on m'a dit qu'il ne s'agissait pas de censure mais d'une mesure de prévention, pour maintenir l'harmonie sociale entre les communautés juive et arabe.»

La décision de retirer Mohammed Rewind de la programmation a été prise de façon unanime par le conseil de l'arrondissement de Saint-Laurent, me confirme son porte-parole, Paul Lanctôt. «Nous avons été surpris, après avoir visionné le film, de constater qu'il contenait des images choquantes, dit-il. C'est une situation de guerre, une problématique qui est loin de nous. Ce n'est pas ce que l'on voulait diffuser. Il pourrait y avoir des enfants dans la salle. Le film ne cadrait pas avec les objectifs de la Semaine d'actions contre le racisme.»

Paul Lanctôt affirme ne pas avoir reçu directement de plainte d'un citoyen. «Est-ce que cela a pu se faire de manière informelle? C'est possible», ajoute-t-il.

On aura beau se défendre de faire de la censure au conseil de l'arrondissement de Saint-Laurent, il est pour le moins étonnant que l'on juge qu'un film qui dénonce avec éloquence le racisme «ne cadre pas» dans une Semaine d'actions contre le racisme. Comme il est étonnant que l'on ait jugé que le conflit israélo-palestinien était une «problématique loin de nous», dans un quartier parmi les plus multiethniques de Montréal, qui compte une grande population originaire du Moyen-Orient. Des images de guerre sont diffusées tous les jours dans les bulletins d'information. De manière à presque banaliser les affrontements. Le film d'Arnaud Bouquet s'intéresse précisément à une victime de la guerre, en humanisant le conflit.

Quant à savoir si Mohammed Rewind convient à un jeune public, il me semble tout aussi étonnant que l'on s'inquiète de voir des enfants assister à la projection d'un long métrage sur le voile islamique, précédé d\'un court métrage tourné à Ramallah, un lundi soir de mars à 19h30. Ce n'est pas exactement l\'heure du conte.

M'est plutôt d'avis que les élus de Saint-Laurent refusent de laisser leurs concitoyens réfléchir, comme le fait Arnaud Bouquet dans son film, à l'impact des images. D'un coup que cela susciterait un débat d'idées... Ils refusent aussi de voir la réalité en face. Celle, en l'occurrence, de la mort tragique d'un garçon d'à peine 18 ans, qui ne pourra plus marcher, faire l'amour, avoir des enfants, comme le rappelle si justement le cinéaste.

«À quoi bon toutes ces images dans un monde d'aveugles?» demande Arnaud Bouquet en conclusion de son film. Il ne croyait pas si bien dire.