Les danseuses de ballet sont-elles toutes vierges, névrosées et anorexiques? Sont-elles obsédées par la performance et minées par un délire de perfection qui les pousse à l’autodestruction? Leurs mères sont-elles toutes des danseuses ratées qui reportent leurs frustrations sur leurs filles en les étouffant et en sabotant leur vie? Si je pose toutes ces questions un brin ridicules, ce n’est pas seulement parce que j’ai vu Black Swan, le très terrifiant film de Darren Aronofsky campé dans le milieu de la danse classique et mettant en vedette une Natalie Portman mince comme un fil et plate comme une planche à repasser.


C’est aussi parce que j’ai remarqué que dès qu’un film ou qu’une télésérie aborde avec efficacité un milieu donné, qu’il s’agisse du milieu des ballerines, des boxeurs, des avocats, des taxidermistes ou des plombiers, le monde se divise subitement en deux camps.
Il y a ceux qui croient dur comme fer à ce qu’ils ont vu sur le petit ou grand écran, sautent tout de suite aux conclusions et versent sans nuances dans les préjugés, convaincus par exemple que toutes les danseuses de ballet sont vierges, névrosées et anorexiques comme Nathalie Portman dans Black Swan.


Quant au deuxième camp, il est majoritairement composé de gens issus du milieu décrit et qui adoptent immédiatement une position défensive pour parer à la honte publique dont ils se sentent, à tort, victimes. Les uns s’érigent en gardiens de la morale professionnelle, les autres en défenseurs de la probité de leur gagne-pain pour dénoncer l’œuvre ou même, dans les cas extrêmes, exiger des excuses publiques pour atteinte à la réputation de leur profession.


Dans le cas de Black Swan, des danseurs et des directeurs artistiques, invités par des médias comme le New York Times à commenter le film, ont tous affirmé que ce qui est montré à l’écran n’est que l’accumulation abusive de clichés et de stéréotypes qui font reculer l’image de la danse de 20 ans. Pour eux Black Swan n’a aucun rapport avec la réalité quotidienne de la danse.


Techniquement, ils ont tout à fait raison. D’abord parce que Black Swan n’est pas un documentaire, mais une fiction inventée de toutes pièces avec toutes les libertés, les fabulations, les exagérations et les compressions de temps que cela suppose.


Pour être une copie conforme de la réalité, il aurait fallu que Black Swan, qui fait 108 minutes, dure trois mois, le temps requis pour qu’une soliste maîtrise le rôle principal du Lac des cygnes. Sachant cela, alors oui, impossible de ne pas voir Black Swan comme l’exagération de la réalité par le cinéma. À la limite, on pourrait même prétendre que ce film n’est pas un film sur la danse, mais sur une mère amère et frustrée qui tente inconsciemment de détruire sa fille en la surprotégeant. La fille pourrait être policière ou dentiste, sa relation avec sa mère serait tout aussi toxique et tordue.


En même temps, c’est se cacher la tête dans le sable (ou sous le tapis) que d’affirmer qu’il n’y a strictement rien de vrai dans le portrait de groupe et la description du milieu de la danse que nous sert Aronofsky. Le côté malsain, compétitif et sans pitié de la danse, un milieu où les corps sont à la fois déifiés, abusés et sacrifiés sur l’autel de la perfection ou celui des troubles alimentaires, n’est pas une fabulation. La rivalité entre les danseuses et entre les corps de ballet non plus.


L’abus de pouvoir qu’exercent certains chorégraphes et émules de George Balanchine non seulement existe, mais a été documenté. Bref, le trait de crayon ou de caméra a beau être gros, il tire une partie de sa source d’une incontestable vérité. Qu’on le veuille ou non, comme le ballet du même nom, le cinéma est un lac où nagent des... signes. Ceux-ci sont à la fois des indices, des pistes et des clés pour comprendre des pans de la réalité. Ce n’est pas parce qu’on refuse de les voir qu’ils n’existent pas.