Jusqu'à la dernière minute hier matin, j'ai douté de la mise en nomination d'Incendies aux Oscars. Pas parce que je n'aimais pas ce film, ni celui qui l'a réalisé. Je n'ai jamais douté du talent de Denis Villeneuve ni de la maîtrise et de la force d'évocation d'Incendies. Mais j'ai douté du jugement des membres du comité de sélection du meilleur film étranger, collection de vieux et vénérables croûtons qui ont un penchant prononcé pour les films sur l'Holocauste et la Deuxième Guerre mondiale et qui, par conséquent, n'ont pas la réputation d'avoir des goûts cinématographiques furieusement audacieux. 

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Or, avec ses accents de tragédie grecque sur fond de conflit israélo-palestinien plus ou moins avoué, Incendies aurait pu souverainement déplaire au comité, ne serait-ce que parce qu'il ne prend pas position pour un camp précis. Mais en fin de compte, c'est probablement son non-alignement politique, doublé du fait que le film porte un message universel de paix, qui a convaincu les membres de l'Académie de le retenir. Et puis peut-être, ce qui a fait la différence en dernier lieu, c'est qu'Incendies avait déjà un distributeur américain, Sony Classics, considéré comme «la Cadillac» des distributeurs. 

Le fait que les gens de Sony Classics aient vu Incendies au festival de Telluride, en septembre dernier, avant d'en acheter les droits seulement quelques jours plus tard au festival de Toronto, indiquait déjà qu'Incendies avait toutes les caractéristiques pour devenir une oeuvre marquante et «marketable». Car lorsqu'un acteur aussi puissant que Sony Classics prend un film étranger en charge, les portes s'ouvrent, les opportunités se multiplient et assez rapidement, la perception que ce film a quelque chose que les autres n'ont pas fait son chemin et trace la voie.

Comme tous les films dans sa catégorie, Incendies n'est pas arrivé aux Oscars par accident ou par magie. La route a été longue. Sept années se sont écoulées depuis le soir en 2004 où Denis Villeneuve a vu la pièce de Wajdi Mouawad dans la minuscule salle du Quat'Sous, et où il a été ému et transporté au point de vouloir en faire un film. Le lendemain, en croisant le producteur Luc Déry dans un café de la rue Hutchison, il l'a pressé d'aller voir la pièce. Déry et sa partenaire de production Kim McCraw ont non seulement suivi son conseil, mais ils ont vite entrepris des démarches pour acheter les droits de la pièce.

En 2004, Denis Villeneuve n'était pas au meilleur de sa forme psychologique. Il n'avait pas tourné depuis cinq ans, était habité par un doute paralysant qui le poussait à remettre en question tous ses projets et même sa carrière au cinéma. Incendies l'a sorti de sa torpeur. Mais Villeneuve n'était pas au bout de ses peines. Même si la scénarisation d'Incendies allait bon train, les partenaires financiers ne se bousculaient pas au portillon. 

Lever des sommes suffisantes pour couvrir le tournage à l'étranger et les scènes de guerre a pris des années. Un des producteurs étrangers a fait faillite et obligé Luc Déry à repartir à zéro. Entre-temps, Villeneuve a réalisé le court métrage Next Floor qui l'a remis en selle sur la planète cinéma. Mais surtout, il s'est mis à écrire le scénario de Polytechnique pour le compte d'un autre producteur. Ironie du sort, les deux projets ont été déposés auprès de Téléfilm et de la SODEC en même temps et se sont retrouvés en compétition l'un contre l'autre pour leur financement. 

J'ignore si sur le coup Denis Villeneuve a été heureux ou déçu que Polytechnique gagne la première ronde. Je sais seulement que plus tard il a remercié le ciel d'avoir pu d'abord s'aventurer sur le terrain miné de la violence avec Polytechnique. Après cette première incursion en forme de répétition générale, Denis Villeneuve était prêt à partir en guerre et à tourner un film dans des conditions mille fois plus éprouvantes. Autant dire qu'il a réussi l'épreuve avec brio.

Hier matin, malgré l'euphorie de la mise en nomination (qui est un honneur en soi), l'équipe d'Incendies se gardait bien de rêver à un mythique Oscar. Sage décision. Il y a en effet au moins un film qui fait sérieusement de l'ombre à Incendies: Biutiful du Mexicain Alejandro Gonzalez Iñarritu, dont l'acteur principal, Javier Barden, a obtenu une nomination dans la prestigieuse catégorie du meilleur acteur. 

En plus, Hollywood a une sorte de dette morale envers cet important cinéaste mexicain, habitué des Oscars depuis une décennie et qui est toujours reparti bredouille, malgré des nominations pour Amores Perros en 2000, pour 21 Grams en 2003 et pour Babel en 2007. In a Better World de Susanne Bier n'est pas à négliger non plus. La Danoise, déjà en nomination pour l'Oscar du meilleur film étranger en 2006 pour After the Wedding, a beaucoup d'amis à Hollywood. Elle a réalisé son premier film américain (Things We Lost in the Fire) en 2007 sous l'égide de Sam Mendes et se retrouve aujourd'hui elle aussi sous la bannière de Sony Classics. 

Bref, la Danoise et le Mexicain ont de toute évidence une longueur d'avance sur Denis Villeneuve. Qu'importe. Denis Villeneuve vient d'entrer par la grande porte dans le club sélect des grands cinéastes respectés par l'Académie. À 44 ans, il a la vie devant lui pour tourner plein d'autres beaux films et pour, tôt ou tard, remporter un Oscar.