Il y a 10 ans, à l'aéroport de Berlin, j'ai passé deux heures avec Denis Villeneuve à discuter de tout et de rien, de sa vie à la campagne, de ses enfants, de ses projets. Une rencontre informelle et impromptue comme on en a trop peu souvent l'occasion dans ce métier.

Deux heures à attendre un avion, en compagnie d'un gars brillant et réfléchi, posé et très critique de son travail. Maelström venait de remporter le prestigieux prix de la critique internationale de la Berlinale. Villeneuve n'en était pas moins dupe des limites et défauts de son deuxième long métrage. Sa lucidité m'avait semblé trahir un grand doute sur ses capacités.

Pendant longtemps, je n'ai plus revu Denis Villeneuve. Ses projets, en anglais, ont été abandonnés, il a pris ses distances de son mentor Roger Frappier et a semblé se retirer du monde du cinéma. Les années ont passé, sans nouveau film, et certains ont craint le pire: que ce garçon cérébral, sensible et extrêmement talentueux ait perdu son assurance tranquille et doute trop de ses moyens pour reprendre le collier.

Heureusement, ils avaient tort. Villeneuve, malgré une période de remise en question, planchait sur différents scénarios. En 2008, il est revenu en force avec Next Floor, prix du meilleur court métrage à la Semaine de la critique du Festival de Cannes. L'année suivante, Polytechnique, film coup-de-poing célébré par la critique québécoise, a aussi été sélectionné à Cannes, cette fois à la Quinzaine des réalisateurs.

J'ai revu Denis Villeneuve à Cannes en 2009, où il se trouvait pour la quatrième fois, après l'oeuvre collective Cosmos (présentée à la Quinzaine en 1997) et son premier long métrage, Un 32 août sur Terre, retenu en sélection officielle (Un certain regard) en 1998.

Je l'avais recroisé brièvement à quelques reprises (nous habitons le même quartier). De nature visiblement pudique, tenant à son indépendance et respectant celle des autres, il a toujours tenu à conserver une distance appréciable avec la critique.

Le cinéaste que j'ai retrouvé sur la Croisette était aussi affable, d'un humour aussi fin et spirituel, que celui que j'avais croisé par hasard dans un aéroport, neuf ans plus tôt. Il avait suspendu pour quelques jours le tournage d'Incendies en Jordanie afin de venir s'adresser au public de la Quinzaine. Ses yeux fixaient toujours aussi nerveusement le sol lorsqu'il s'adressait à la foule, comme c'était le cas à l'époque au Zoo Palast berlinois.

J'ai pourtant eu la nette impression de découvrir un artiste beaucoup plus sûr de lui. Un cinéaste qui savait bien que Polytechnique souffrirait de la comparaison avec Elephant à Cannes (c'était entendu), préoccupé de ne pas travestir à l'écran l'essence du propos de la pièce de Wajdi Mouawad, mais parfaitement volontaire dans cette démarche périlleuse, comme libéré du poids du doute perpétuel.

Villeneuve, à l'évidence, est un cinéaste qui ne laisse rien au hasard. Cela se remarque dans la précision maniaque de ses plans. Peut-être a-t-il trouvé, avec le temps, une inspiration dans le doute. Il a certainement dû douter lorsque, malgré une sélection faible, Incendies n'a pas été sélectionné pour la compétition du Festival de Cannes l'an dernier, un objectif avoué de son équipe de production.

Le cinéaste est retourné en salle de montage. Il en est sorti, de son propre aveu, avec un meilleur film. La présentation d'Incendies, au Festival de Venise, dans la section Venice Days, fut le coup d'envoi d'une carrière exceptionnelle, auréolée cette semaine par une sélection parmi les finalistes à l'Oscar du meilleur film en langue étrangère.

Après avoir été célébré à Telluride puis à Toronto, le critique américain Roger Ebert, prescient, annonçait déjà à l'automne la présence d'Incendies aux Oscars. Son triomphe est plus grand que sa seule consécration hollywoodienne. Le film tient du phénomène. Il a attiré davantage de spectateurs que pratiquement tous les films dits «populaires» de l'année (Lance et compte, L'appât, etc.).

Ce n'est pas un mince exploit pour un film d'auteur sombre et violent de 2h10, mettant en vedette une actrice belge d'origine marocaine inconnue au Québec, dont les dialogues sont en grande partie en arabe, sous-titrés en français. Un film se déroulant surtout au Moyen-Orient, au coeur d'une guerre civile libanaise qui n'est jamais nommée.

J'entendais différents intervenants de l'industrie du cinéma, réunis cette semaine à l'événement Ciné-Québec, déclarer que les films québécois de 2011 seraient plus populaires que ceux de 2010 (après une chute de 4% des parts de marché l'an dernier). Je me suis demandé combien d'entre eux avaient prévu, à pareille date il y a un an, qu'Incendies serait au deuxième rang des films québécois les plus populaires de 2010, après celui inspiré par la vie du commandant Piché.

S'il n'y a qu'une seule leçon à retenir de la sélection d'Incendies aux Oscars, c'est qu'il vaut mieux investir dans un bon film, un bon scénario et, surtout, dans le talent exceptionnel d'un cinéaste que de perdre son temps à chercher des formules magiques garantissant des spectateurs dans les salles de cinéma.

Il y a 20 ans déjà, on devinait le potentiel du jeune lauréat de 24 ans de la Course Europe-Asie. Vingt ans plus tard, malgré le doute, Denis Villeneuve est devenu l'artiste que ce talent, immense, laissait présager. Oscar ou pas, voilà une raison de se réjouir.