C'était à une époque où le théâtre L'Olympia s'appelait autrement. L'Arlequin, je crois. Annie Girardot était venue y relancer à Montréal un spectacle de «variétés» dont l'échec au Casino de Paris, disait-on, l'avait ruinée. Entraînée dans l'aventure par Bob Decout, «musicien-chanteur-cinéaste» avec qui elle a partagé 13 ans de sa vie, l'actrice avait alors essuyé l'un des plus grands revers de sa carrière.

> À lire aussi : Annie Girardot s'éteint : le 7e art pleure une grande actrice

Dès que le prénommé Bob s'avançait sur scène, des huées généreuses résonnaient de partout dans l'enceinte. Des spectateurs quittaient la salle en furie. Au beau milieu de la représentation, les lumières ont même été rallumées de façon impromptue dans la salle. Annie s'est alors pointée pour enguirlander les mécontents, vêtue du sarrau d'enseignante de madame Marguerite, l'un de ses personnages fétiches. Je n'avais jamais rien vu de tel auparavant. Je n'ai jamais rien vu de tel depuis non plus.

Quelques jours auparavant, la vedette d'À chacun son enfer avait investi un studio de CKAC pour s'approprier le micro de Suzanne Lévesque. Elle a lu un long texte dans lequel elle attaquait «Petrowskouille et les autres». L'actrice estimait que la critique en général, et notre distinguée collègue Nathalie Petrowski (alors au Devoir) en particulier, s'était acharnée sur le spectacle - et sur sa personne - de façon indue.

Après ce fâcheux épisode, Annie Girardot a pratiquement disparu de notre radar. Ce n'est que 15 ans plus tard, au moment où elle a reçu le César du meilleur second rôle féminin grâce à sa performance dans Les Misérables de Lelouch, que nous l'avons retrouvée.

Avec grande émotion, il va sans dire. «Je ne sais pas si j'ai manqué au cinéma français, a-t-elle lancé entre deux sanglots, mais à moi, il m'a manqué. Follement. Éperdument. Douloureusement. Votre amour me fait penser que peut-être, je dis bien peut-être, je ne suis pas encore tout à fait morte.»

Un an plus tard, sur le plateau québécois de L'âge de braise (Jacques Leduc), elle a confié qu'elle ne pourrait jamais abandonner ce métier. Jamais. «Vous savez, je suis née là-dedans. J'ai toujours tout mélangé : mon travail, mes amours, ma famille. C'est ça, ma vie.»

Forte et fragile

Annie Girardot fut l'actrice française la plus populaire des années 60 et 70. Si, à l'époque, Brigitte Bardot, Catherine Deneuve et Romy Schneider incarnaient dans leur imaginaire un idéal féminin inaccessible, les Françaises voyaient plutôt en Annie Girardot une projection de leur propre réalité. Elle était cette copine attachante avec qui on avait le sentiment qu'une conversation pouvait s'engager facilement. À l'écran, elle était aussi cette femme à la fois forte et fragile, emportée par l'ébullition sociale des années 70.

Révélée au cinéma grâce au sublime Rocco et ses frères (Luchino Visconti), à l'orée des années 60, Annie Girardot aura ensuite été la tête d'affiche de plusieurs films très populaires, autant des drames que des comédies. Mais peu d'entre eux ont passé l'épreuve du temps. Ignorée des jeunes loups de la Nouvelle Vague, la comédienne a essentiellement tourné sous la direction des chantres du cinéma de papa et de leurs héritiers, ceux-là même qu'honnissaient les Godard, Truffaut, Rohmer et compagnie.

Lelouch lui a quand même offert de beaux films, notamment Vivre pour vivre et Les Misérables. Dans La pianiste de Michael Haneke, qui lui a valu un autre César du meilleur second rôle, elle a offert sa dernière grande performance avant que la maladie d'Alzheimer ne fasse ses ravages, effaçant même ses souvenirs d'actrice.

On retiendra surtout de celle dont Jean Cocteau aimait à dire qu'elle avait «le plus beau tempérament dramatique de l'après-guerre» cette façon d'être en osmose avec la société dans laquelle elle vivait.

Si Docteur Françoise Gailland, Il n'y a pas de fumée sans feu, Traitement de choc ou Elle boit pas, elle fume pas, elle drague pas mais elle cause restent des films emblématiques de la carrière d'Annie Girardot, Mourir d'aimer est le titre qui, peut-être, résume le mieux l'état d'esprit de la comédienne tout autant que son engagement.

Dans ce film d'André Cayate, tiré d'un fait divers tragique (l'affaire Gabrielle Russier), elle prêtait ses traits à une institutrice dont l'un de ses élèves tombait amoureux. Sans doute s'identifiait-elle à cette femme qui, comme elle, mélangeait tout. Et c'est bien pour cela qu'on l'a aimée. Follement. Éperdument. Et parfois douloureusement. Soyez en paix, Annie.