Je ne veux pas de plainte. C'est compris? Je ne vous rembourserai pas votre soirée au cinéma, ni le resto, ni le coiffeur, pour vous et votre amie, comme on me l'a déjà réclamé. Cette chronique s'adresse surtout à des adultes, vaccinés pour la plupart, éclairés et consentants, du moins je l'espère. La satisfaction, en toute chose, n'est jamais garantie.

Un jour, j'ai eu le malheur de donner à cette chronique le titre «Allez voir ce film (c'est un ordre)». Un ordre, manière de parler. Je ne débarque pas chez les gens avec une matraque pour les obliger à quitter leur fauteuil El-Ran. Je ne surveille pas leurs allées et venues. Je ne prends pas les présences dans les salles de cinéma. Désilets? Présente. Robitaille? Présent. Mahiout? Bon, elle est partie où encore, Mahiout...

J'ai écrit, comme une boutade, «c'est un ordre». C'était en 2008. On m'en parle encore. Pour me le reprocher, toujours. «Vous savez, M. Cassivi, je suis allé voir ce film français que vous nous avez ordonné d'aller voir, le film sur le couscous, et j'ai trouvé ça long et ennuyeux comme c'est pas possible. Je ne suivrai plus jamais vos conseils.»

Le film s'intitulait La graine et le mulet (titre douteux, j'en conviens), d'Abdellatif Kechiche, un réalisateur français d'origine tunisienne. Un film lent comme les gestes d'un vieillard, interprété par le plus beau des vieux messieurs et la plus sensuelle des jeunes femmes.

Il est possible, comme me l'a fait remarquer ma blonde après avoir vu le film, que je n'aie pas été insensible aux charmes du montage parallèle de la fin, d'une langueur exquise, entre le vieil Arabe cherchant désespérément de la semoule pour son couscous, et (particulièrement) sa jeune amie dansant un baladi fougueux pour sauver les meubles. «Boys will be boys», comme le disait si bien Bill Beaudine.

Ennuyeux? Jamais. Long? Peut-être. Fin et subtil dans la suggestion, intelligent et sensible dans la construction. D'une beauté à crever les yeux. Dans mon palmarès des films à traîner dans une île déserte avec son lecteur Blu-ray, il y a, aux côtés de quelques Fellini, au moins un Kubrick et The Big Lebowski, La graine et le mulet d'Abdellatif Kechiche.

Dans la vie, il y en a pour qui c'est Madonna, d'autres Paul McCartney, Gebreselassie, De Niro ou Mike McPhee. L'idole. Celle dont on oserait presque, si l'on était moins scrupuleux, demander l'autographe, comme un ado de 14 ans. Moi, c'est Kechiche. Madonna, je l'ai interviewée quand j'avais 27 ans, et une poignée de porte avec un micro-cravate m'aurait fait le même effet.

Kechiche, c'est tout le contraire. J'ai eu le bonheur de faire sa rencontre à l'émission de Christiane Charette, il y a une semaine. On s'est échangé une phrase et demie à micros fermés. Pour le reste, je suis resté bouche bée, buvant ses paroles. Celles d'un homme d'une évidente humilité, émouvant dans son indignation, doux dans sa manière de l'exprimer, un mot à la fois, pesant la signification de chacun. Comme du reste chaque plan, chaque réplique, de ses films.

Abdellatif Kechiche est un grand cinéaste. Son parcours, jusqu'à présent sans faute, n'est jalonné que de films signifiants: La faute à Voltaire, sur l'exclusion des immigrants, L'esquive, sur l'isolement des jeunes de la banlieue parisienne, La graine et le mulet, sur les aspirations d'un homme fatigué par la vie.

Vénus noire, à l'affiche au Québec depuis hier, est le plus radical, le plus ardu, le plus sordide des longs métrages du cinéaste de 50 ans. Un film dur, sans concession ni complaisance, sur les horreurs de la colonisation, qui fait la démonstration, froide, implacable, des mécanismes du racisme et de sa banalisation institutionnalisée. En ne laissant pas, volontairement, une seule minute de répit au spectateur.

Une oeuvre déroutante et dérangeante, par moments quasi intolérable, sur les thèmes de l'humiliation, de l'injustice et de l'exclusion. Celles, en l'occurrence, de Saartjie Baartman, esclave sud-africaine au corps hors normes, transformée en bête de foire, au début du XIXe siècle en Europe, par son maître afrikaner. Une histoire authentique, malheureusement trop tragique pour avoir été inventée.

Celle que l'on a surnommée la «Vénus hottentote» fut bradée à d'autres meneurs de cirque, forcée à se prostituer, puis «louée» à des scientifiques français, qui élaborèrent une théorie des races à partir de son physique, assimilé à celui d'une femelle orang-outan. Un moulage de son corps fut exposé au Musée de l'Homme de Paris jusqu'en 1974.

Regard contemporain sur une réalité historique dont les contrecoups subsistent encore à bien des égards, Vénus noire n'est pas un film «aimable», comme l'ont constaté certains critiques (l'ami Lussier, notamment). C'est une oeuvre dense, crue, exigeante et essentielle, que je ne vous ordonne pas de voir, mais que je vous suggère de découvrir. Si le sujet vous intéresse. Si cette expérience, difficile, vous inspire. Si ça vous tente. Compris?