L'invitation est arrivée par la bande, par l'ami Lussier. Il ne s'en vante pas, ce n'est pas son genre, mais mon collègue a ses entrées au gotha du cinéma. Lui.

Ce n'était pas n'importe quelle invitation. Celle de Gilles Jacob et de Thierry Frémeaux, respectivement président et délégué général du Festival de Cannes, à venir célébrer la «sélection officielle», à minuit, à l'Agora.

Rien d'autre n'était indiqué sur le carton que je suis allé chercher au Bureau du protocole (on est bien en France), sinon qu'une tenue de soirée était requise. Ça tombait bien. J'avais apporté un noeud papillon. Au cas où...

Il était 23h quand j'ai revêtu mon déguisement de pingouin bleu. Et que j'ai constaté que je ne savais pas où se trouvait l'Agora. «All dressed up and nowhere to go», comme disent les Français. À minuit moins le quart, j'ai trouvé. Juste avant de me transformer en citrouille.

Je suis arrivé à la réception «fashionably late», comme disent les Cannois. Tout pour avoir l'air détaché. À minuit cinq, j'étais devant la grille. Une douzaine de photographes faisaient le pied de grue, les amateurs comme les professionnels. Ils m'ont jeté un regard furtif en même temps, puis se sont détournés aussitôt, confirmant que j'étais, comme on dit à Paris, un «nobody». Lui-même en personne.

Devant la salle de réception, sur le tapis rouge - à Cannes, tous les tapis sont rouges, à la pharmacie comme dans les toilettes publiques -, Olivier Assayas triturait son téléphone portable à deux mains. Le cinéaste de Carlos semblait hésiter entre quitter la fête avant qu'elle n'ait lieu, etquitter la fête juste après qu'elle a commencé. «Should I Stay or Should I Go», comme on dit dans l'arrière-pays varois.

Ses camarades du jury n'étaient pas encore arrivés, ou étaient attendus ailleurs. À l'Eden Roc peut-être, avec Leo Di Caprio? Faudra que je demande à Herby. Aucun signe de De Niro, qui ne se promène jamais sur la Croisette sans Uma Thurman et Jude Law, enfin débarrassé de son noeud pap blanc (à cause d'une tache de sauce à spag?). Je n'ai pas eu la chance de demander au président du jury: «You Talkin' To Me?». Je suis sûr que personne ne la lui a jamais faite, celle-là, et qu'il la trouverait bien drôle.

Thierry Frémaux, en hôte galant et attentionné, saluait les invités. Il ne m'a sûrement pas vu quand je suis passé à ses côtés, sinon il m'aurait serré la main. On s'est croisés une fois, il y a à peine trois ou quatre ans, à Radio-Canada. Il doit s'en souvenir comme si c'était hier.

Saumon et crevettes, thon et des rondelles blanches et vertes (des sushis? du fromage?) étaient au menu. Je ne suis pas pique-assiette - je suis journaliste culturel -, mais j'ai goûté à tout. On n'est jamais trop renseigné pour une chronique. Les serveurs avaient l'air ravi chaque fois que je leur quêtais une nouvelle bouchée. C'était évident à leur manière de rire entre eux.

Qu'est-ce qu'il en a mis du temps, le barman, avant de m'apercevoir et de me servir une coupe de champagne. Elles sont pourtant arrivées après moi, ces jeunes femmes toutes en jambes. Comme ces trois gars tout droit sortis d'une pub de Calvin Klein. Entre les top-modèles et les messieurs plus âgés et bedonnants, c'est comme si j'étais invisible dans mon complet bleu et mon noeud papillon zébré, or et violet.

Juste à côté, il y avait Élodie Bouchez, que j'avais tant aimée dans Les roseaux sauvages. Franchement, il faudrait qu'ils les nourrissent leurs actrices, les Français. J'ai eu envie de lui lancer une pinotte. Ce n'est pas la première comédienne du coin à avoir adopter le look Twiggy. Elles doivent être mal payées. Ou la bouffe doit être infecte dans les cantines, sur les plateaux de tournage, pour qu'elles aient toutes des mollets de quatre pouces de circonférence.

«Encore du champagne, monsieur?», m'a demandé un serveur plus diligent que les autres. Enweye donc, Didier. J'ai eu moins de chance avec le dessert, une sorte de gélatine que j'ai confondue dans le noir avec une mousse au chocolat. J'ai eu toutes les misères à m'en débarrasser. Surtout que les serveurs n'avaient pas l'air pressés de me débarrasser de mon assiette. Pas facile, boire du champagne en tenant une assiette. Mais ça fait rire, au moins.

Il se faisait tard. En sortant, j'ai vu Emmanuelle Devos se faire mitrailler par les flashes des photographes. En compagnie d'un acteur très connu dans sa région administrative, j'en suis sûr. Je suis rentré à l'hôtel à pied, constatant dans la vitre d'un commerce que mon noeud papillon avait été croche toute la soirée. Et me couchant, je me suis remémoré ma nuit folle sur la Croisette, avec Élodie Bouchez.

La bougie de Panahi

«Il y a un an, on n'imaginait pas que Panahi puisse faire un film. On lui a interdit d'être ce qu'il est. Un cinéaste», a exceptionnellement dit Thierry Frémaux hier, en présentant en première mondiale l'oeuvre de Jafar Panahi et Mojtaba Mirtahmasb, Ceci n'est pas un film.

Mirtahmasb était sur place pour présenter cette tranche de vie de Jafar Panahi, assigné à résidence en Iran en attente d'un appel de sa condamnation à 6 ans de prison et 20 ans d'interdiction de faire des films. Il a eu ces mots sages. «Zoroastre, le prophète iranien, disait: pour combattre l'obscurité, je ne brandis pas l'épée; j'allume une bougie.»

C'est ce qu'il fait avec Panahi grâce à ce film qui, malgré ses limites formelles (il a été filmé dans la clandestinité chez le cinéaste puis envoyé par clé USB au Festival de Cannes), est une dénonciation par l'absurde de l'absence de liberté sous le régime d'Ahmadinejad.

On y voit Panahi, la veille du Nouvel An iranien, racontant le scénario de son film interdit, discutant au téléphone avec son avocate, filmant son coréalisateur ou encore un étudiant énigmatique, que l'on pourrait soupçonner d'être un indicateur pour les autorités. Le film n'est pas dénué d'humour ni d'espoir. Il témoigne, surtout, d'une injustice. Comme une bougie dans l'obscurité, pour éviter la mort à petit feu.