Le documentariste Andrew Rossi a passé 14 mois au cœur de Manhattan, dans la salle de rédaction du New York Times, le plus prestigieux des quotidiens américains, sinon du monde.

Une période de grands bouleversements pour la «Vieille Dame grise» et la presse écrite américaine, avec une centaine de mises à pied à la rédaction du Times (sur 1250 postes) et la fermeture de nombreux quotidiens aux États-Unis. Depuis 10 ans, quelque 2800 journaux américains ont déclaré faillite.

Le cinéaste a tiré de cet accès privilégié sans précédent un documentaire fascinant sur le journalisme et ceux qui le pratiquent, Page One: Inside The New York Times, à l’affiche vendredi prochain à Montréal.

Rossi y interviewe des dizaines de spécialistes des médias et suit pas à pas quatre journalistes de la section Médias du Times, créée en 2008. Le jeune Tim Arango (devenu depuis chef du bureau du Times à Bagdad), Brian Stelter, blogueur surdoué à qui le Times a fini par offrir un emploi à 21 ans seulement, David Carr, célèbre chroniqueur médias, et leur chef de pupitre, le Canadien Bruce Headlam.

«Si on avait su tout ce qui allait se passer dans l’année, la direction du Times n’aurait peut-être pas permis cet accès privilégié à Andrew», m’a confié jeudi en entrevue Bruce Headlam, qui s’est d’abord opposé au projet. «Je n’étais pas très emballé à l’idée d’être suivi par des caméras tout le temps, dit-il. Je craignais que cela nous empêche de bien faire notre travail. Ça n’a pas été le cas. Et je me demandais s’il y avait un réel intérêt à nous suivre quotidiennement. On ne couvre pas la guerre, on n’est pas la cible de tirs ennemis, notre travail n’est pas le plus prestigieux.»

Andrew Rossi, à qui j’ai aussi parlé cette semaine, a mis six mois à convaincre la direction du New York Times de lui faire confiance. «Je connaissais David Carr, qui apparaissait brièvement dans mon film précédent, Le Cirque, sur le célèbre restaurant new-yorkais. C’est en le rencontrant dans la salle de rédaction que j’ai eu cette idée. Il a fallu que je convainque la haute direction que, dans le contexte d’une crise nationale des quotidiens, où plusieurs prédisent la fin du papier journal en raison de la baisse des revenus publicitaires et de l’explosion des médias sociaux, le Times pouvait être perçu comme archaïque et démodé. Et qu’il y avait là une occasion de faire la démonstration de sa valeur pour la société, en montrant comment les choses se passent.»

Rossi se défend d’avoir voulu brosser un portrait flatteur du Times et de ses reporters, même si l’on sent dans sa caméra un profond respect pour l’institution et ceux qui maintiennent sa réputation. «L’éditeur Bill Keller (remplacé récemment par Jill Abramson) a donné le feu vert au projet, mais le Times n’a eu aucun droit de regard sur le film. J’ai voulu mettre en valeur le travail des journalistes et le journalisme lui-même, de manière organique, sans complaisance. David Carr est un grand défenseur du Times, mais il ne s’empêche pas de le critiquer. C’était important pour moi de montrer plusieurs points de vue.»

Le New York Times, malgré son prestige et sa centaine de prix Pulitzer, n’est pas à l’abri des dérapages, comme l’ont démontré les crises impliquant le plagiaire Jayson Blair ou encore Judith Miller, auteure de plusieurs textes basés sur de fausses informations laissant entendre que l’Irak de Saddam Hussein possédait des armes de destruction massive. Leur manque de rigueur a entaché à la fois la réputation du Times, dont le credo est «All the news that’s fit to print», et celle de la presse écrite en général.

«C’est un documentaire qui propose un regard privilégié sur le fonctionnement d’une salle de rédaction, en particulier de la section Médias, au cœur de la tourmente, dit Andrew Rossi. Je me suis dit que c’était le meilleur point d’ancrage pour observer la révolution. De l’intérieur, avec cette perspective singulière. Et de voir comment, dans un grand journal, on cherche de la nouvelle, on fait du reportage, de l’édition, des choix éditoriaux, etc.»

Rossi a également interviewé de nombreux spécialistes américains des médias: universitaires, observateurs, journalistes et anciens journalistes de «nouveaux médias» et de médias traditionnels. Parmi lesquels Katrina vanden Heuvel, éditrice du Nation, qui estime que le journalisme est un bien public; Gay Talese, célèbre ex-reporter du New York Times qui a écrit, en 1969, The Kingdom and the Power, sur les coulisses du quotidien, ou encore Nick Denton, fondateur de l’agrégateur de blogues Gawker, dont la stratégie est d’offrir au lecteur exactement ce qu’il veut.

Le portrait dépasse forcément les quatre murs du New York Times, et s’avère pertinent pour quiconque s’intéresse à l’information, au journalisme et à l’avenir de la profession. Il y est question, notamment, de la montée en puissance de WikiLeaks et des questions d’éthique que pose l’association du Times avec son dirigeant Julian Assange, un «journaliste» militant.

Page One fait également état du reportage remarquable de David Carr, personnage atypique de la vieille école – cet ex-toxicomane a fait de la prison pour possession de cocaïne –, qui a révélé la gestion catastrophique du géant Tribune Company (L.A. Times, Chicago Tribune), dirigé par des hommes d’affaires dépourvus de considération pour le journalisme de qualité.

«Le film propose certainement quelques arguments convaincants en faveur du Times, dit Bruce Headlam. Mais pas seulement pour le Times, pour un journalisme de qualité, qui coûte cher à produire, et qui remplit sa mission d’intérêt public, ici et à l’étranger. C’est d’une certaine manière une ode au journalisme.»

Andrew Rossi a démarré son tournage en pleine tourmente médiatique, pendant laquelle des quotidiens centenaires comme le Denver Rocky Mountain News étaient acculés à la faillite. «Désormais, quand je termine une entrevue, on me demande invariablement ce qui va arriver au New York Times», dit David Carr dans le film.

«On a commencé à tourner quelques semaines seulement avant les mises à pied au Times, dit-il. Il y avait un sentiment d’apocalypse dans la salle de rédaction. Mais j’ai terminé le film avec davantage d’optimisme. Je ne dirais pas qu’il y a une stabilité dans le milieu des médias imprimés, mais le sentiment d’une nouvelle base sur laquelle construire.

«Il est évident qu’avec les tablettes électroniques et les téléphones intelligents, les choses vont continuer d’évoluer, nous ne sommes pas sortis du bois, mais un journal comme le Times, qui sait s’adapter et évoluer, devrait survivre. Le journalisme de qualité reste sa marque de commerce, et il y aura toujours un besoin et une demande pour du journalisme de qualité.»

Les enquêtes de fond, l’information internationale, l’analyse, la hiérarchisation de l’information font qu’un journal comme le New York Times est essentiel à la démocratie. «Les temps sont toujours incertains, concède Bruce Headlam. La publicité en ligne n’est pas à la hauteur des attentes et ne permet pas de compenser les chutes publicitaires dans le journal. Mais on est toujours là, à la tombée du jour, dans notre île, et notre rôle est toujours le même: servir l’intérêt public. Du mieux qu’on peut.»