Il y a des amitiés que mon métier m’interdit. C’est dommage. Parce que je suis cinéphile. Et qu’il n’y a pas plus cinéphile que certains cinéastes. Je suis aussi journaliste, ce qui peut parfois être problématique.

Il n’est pas souhaitable, de manière générale, que le journaliste soit l’ami de l’artiste dont il critique l’œuvre. L’amitié s’en trouve forcément compliquée. Et le jugement sur l’œuvre, teinté d’une manière ou d’une autre. Est-on complaisant avec un artiste pour ne pas mettre en péril une amitié? Est-on, au contraire, trop dur avec lui pour ne pas paraître complaisant au regard des autres?

Le mieux est d’éviter d’avoir à se poser ces questions. Aussi, je m’en tiens autant que possible au proverbial «arm’s length» avec les cinéastes. Même s’il arrive qu’avec certains, avec qui je partage certaines affinités, le bras soit moins long.

Philippe Falardeau est de ceux-là. J’apprécie son franc-parler, son humour, son regard sur notre société. Je l’ai croisé par hasard il y a plusieurs mois, dans un bar, entre deux périodes de tournage de Monsieur Lazhar, son plus récent long métrage, à propos d’un immigrant algérien qui devient instituteur dans un collège privé de Montréal, après le suicide d’une enseignante.

Il m’a fait part, très honnêtement, d’une crainte légitime qu’il avait vis-à-vis de son film, qui clôturera le 
40e Festival du nouveau cinéma le 22 octobre, et qui vient d’être sélectionné pour représenter le Canada aux Oscars.

Lundi, j’ai vu Monsieur Lazhar à l’occasion d’une soirée-bénéfice pour la Cinémathèque québécoise. En présence de Philippe Falardeau, qui m’a avoué être un peu effrayé par l’exceptionnelle réception médiatique faite à son film. C’est bien connu: quand les attentes sont grandes, le risque de déception est à l’avenant.

Je n’ai pas été déçu par Monsieur Lazhar, qui n’a pas volé son prestigieux prix de meilleur film canadien au récent Festival international du film de Toronto. C’est une œuvre d’une grande finesse, tendre et sensible, qui pose un regard subtil et pertinent sur notre rapport à l’immigration, à l’éducation, à l’enfance.

La mise en scène épurée de Philippe Falardeau laisse une place de choix à l’évocation des sentiments. Les enfants, qu’il sait si bien diriger – il faut le voir se transformer en moniteur de camp de jour sur un plateau de tournage –, sont porteurs d’une émotion franche que l’on n’avait pas connue encore dans son cinéma. (Ceux qui, comme moi, apprécient l’humour subversif des films précédents du cinéaste de La moitié gauche du frigo risquent toutefois d’être un peu déboussolés.)

En voyant le film lundi, je me suis souvenu de la crainte que m’avait confiée Philippe Falardeau il y a quelques mois. Parce qu’elle m’a d’abord semblé fondée (puis de moins en moins). Et je me suis demandé si cette confidence n’influençait pas mon appréciation du film.

J’y ai d’autant plus réfléchi qu’après la projection, le réalisateur a participé à une discussion avec Évelyne de la Chenelière, auteure de la pièce (Bachir Lazhar) dont le film a été tiré, Daniel Brière, son metteur en scène, et Marie-Thérèse Fortin, directrice artistique du Théâtre d’Aujourd’hui, où la pièce a été créée.

Discussion fort intéressante sur l’adaptation de la pièce au cinéma, où Philippe Falardeau a mis en lumière certains de ses choix de réalisation. Il a été question de la transposition de certaines phrases de la pièce dans différents plans de son film. Touches de couleurs, parsemées à l’écran, reproduisant l’état d’esprit du récit. Et de la nécessité de transgresser parfois l’œuvre théâtrale pour mieux servir le cinéma.

Bachir Lazhar est une pièce défendue par un seul comédien, alors que Monsieur Lazhar porte à l’écran une multitude de personnages qui ne prennent jamais vie sur scène: les élèves, leurs parents, les collègues de Bachir, son avocat spécialisé en immigration. Une matière dense à défricher, qui a visiblement inspiré Philippe Falardeau.

J’ai été fasciné par certains détails du travail d’adaptation du scénariste et réalisateur. Par les choix qu’il a dû faire, en consultant Évelyne de la Chenelière. Par les compromis aussi. Le processus de création est rempli de petits deuils. Les choses qui se brisent changent de forme. Parfois pour le mieux. Un ressort dramatique important du film n’est pas conforme à la pièce. La dramaturge ne semblait pas s’en être rendu compte, tellement l’adaptation de Philippe Falardeau lui est apparue cohérente, même si elle emprunte d’autres voies.

J’ai apprécié la richesse du regard des auteurs sur leurs œuvres respectives. L’analyse lucide qu’ils en font, et qui permet au spectateur de mieux en saisir les nuances. La signification de tel gros plan. Le choix de montrer ou non une scène dramatique. Le pouvoir des libertés de conventions dans la mise en scène théâtrale. Et celui, évocateur, du cinéma.

En repensant à Monsieur Lazhar depuis lundi, je le revois sous un autre jour. Et je réfléchis à tout ce qui peut nous influencer dans l’appréciation d’une œuvre. Avoir ou pas vu la pièce avant d’avoir vu le film. Avoir ou pas entendu l’auteur en expliciter le sens. Avoir ou pas recueilli les confidences d’un artiste qui doute.

Les œuvres existent en elles-mêmes. Mais elles existent aussi, forcément, dans leur contexte. Matière à réflexion pour le critique. Et pour ceux qui le lisent.