J’ai eu de la chance. Les seules fois où le téléphone a sonné à 3 h du matin, ce n’était pas la police qui appelait. C’était mon fils. Il avait oublié sa clé. Est-ce que je pourrais descendre lui ouvrir?

D’autres parents ont eu moins de chance que moi. Ils offrent les témoignages les plus poignants de Dérapages, le nouveau documentaire de Paul Arcand sur les jeunes et les accidents de la route. On y apprend qu’au cours des cinq dernières années au Québec, 725 jeunes âgés de 16 à 24 ans ont péri dans un accident et que 2623 ont survécu avec des blessures graves et des séquelles permanentes.

L’histoire des jeunes et des accidents de la route au Québec est une histoire d’horreur et à cet égard, la forme brutale, redondante et sensationnaliste du film d’Arcand est parfaite.

n ne fait pas un film d’art et d’essai ni une œuvre subtile et esthétisante avec un sujet aussi terrible. On y va avec des gros sabots, de la musique cheap et tonitruante et un montage épileptique, façon The Fast and the Furious et tous ces autres films américains aux calories vides et aux cascades d’autos démentes.

Dérapages est un film qui frappe de plein fouet, surtout si on est un parent, qu’on a tremblé de peur chaque fois qu’un de nos enfants a pris la route et qu’on a eu mal au ventre et le cœur chamboulé devant un bulletin d’information nous balançant l’image d’une carcasse de tôle tordue où un jeune et ses amis venaient de périr.

L’ennui, c’est que ce que Dérapages montre, les parents le savent, même qu’ils en sont douloureusement conscients. La plupart d’entre eux n’apprendront rien en voyant ce film, sinon qu’ils ont parfois donné le mauvais exemple en roulant trop vite ou en se vantant de leurs exploits de jeunesse quand ils conduisaient ivres morts, la radio au coton et la bouteille de bière entre les jambes.

Bref, qu’on le veuille ou non, Dérapages s’adresse moins aux parents qu’aux jeunes âgés de 16 à 24 ans. Or, en connaissez-vous beaucoup de ces jeunes qui, en fin de semaine, vont avoir envie d’aller s’asseoir devant un film déprimant où l’on voit des parents pleurer leurs enfants morts, des jeunes pleurer leurs amis partis trop tôt, un film où l’on répète pendant 90 minutes que la vitesse tue, que l’alcool est le pire ennemi des jeunes et que leurs bagnoles rafistolées, reconditionnées, jackées comme des créatures préhistoriques sont des cercueils roulant ? Je me trompe peut-être, mais je doute que les jeunes se précipitent dans une des 60 salles où Dérapages sera à l’affiche, vendredi.

La preuve de ce que j’avance n’est-elle pas la somme de 47 millions que la Société de l’assurance automobile du Québec, depuis 10 ans, a dépensé en pure perte pour des pubs de sensibilisation qui, en fin de compte, n’ont sensibilisé personne, du moins pas les principaux concernés? Le film d’Arcand le dit bien : quand on est jeune, on se croit invincible et la route est le terrain de jeu idéal, pour tester son invincibilité.

Dérapages a beau donner la parole aux jeunes et éviter de verser dans le ado-bashing, il exige de ses jeunes spectateurs une forme de maturité et de responsabilisation qui leur échappe encore. C’est pourquoi je suis convaincue que peu d’entre eux iront de leur propre chef voir ce film. Ce n’est pas une raison pour baisser les bras. Au contraire. Si j’étais ministre de l’Éducation, je m’empresserais de rendre ce film obligatoire dans les écoles secondaire et dans tous les cégeps. J’ignore quelles modalités il faudrait mettre en place, je sais seulement que c’est en rendant ce film obligatoire qu’il pourra vraiment faire œuvre utile. Les jeunes sont invincibles jusqu’au jour où ils sont frappés de plein fouet par un éclair de lucidité. Mieux vaut que cela vienne d’un film plutôt que d’une voiture fonçant en sens inverse sur la route.