«Bientôt, nous serons obligés de participer à des émissions comme Dans l'oeil du dragon, avec trois investisseurs privés qui vont déterminer si nos projets méritent d'être choisis.»

La boutade est de Malcolm Guy, cinéaste entre autres d'Opération SalAMI: les profits ou la vie? Elle résume bien, à mon sens, la dérive actuelle imposée par les compressions en culture du gouvernement fédéral.

Malcom Guy est l'un des porte-parole du Mouvement spontané pour la survie de l'ONF, né en avril lorsque l'Office national du film du Canada a annoncé que le gouvernement Harper réduirait son budget de 6,7 millions (10%). Au même moment, Téléfilm Canada a annoncé la suppression de 10% de son budget ainsi que de 50% de son aide aux longs métrages documentaires (quelque 500 000$).

Le documentariste se dit «révolté par des politiques qui imposent une logique marchande» et qui visent à «transformer les cinéastes en entrepreneurs» préoccupés par le «chacun-pour-soi». Il craint qu'il n'y ait plus de place pour l'expérimentation et pour des documentaires susceptibles de «choquer les moeurs». Il a bien raison.

Des organismes fédéraux tels que l'ONF, Téléfilm Canada et Radio-Canada, dont les budgets ont tous été amputés ce printemps, ont le devoir d'assurer une diversité de l'offre culturelle, afin que l'art soit le moins possible à la merci de préoccupations mercantiles.

Je l'ai déjà écrit et répété, l'argent public mis à la disposition des créateurs par ces différents organismes relève d'un choix de société. Le choix de soutenir l'art et les artistes, en faisant fi des retombées économiques, des recettes aux guichets et des cotes d'écoute. Parce que l'art mérite d'exister en lui-même, libre de toute contrainte. Et parce que - vous excuserez le lieu commun - une société sans culture est une société sans avenir.

Un financement adéquat est nécessaire afin que le documentaire, une forme d'art essentielle à notre démocratie, puisse continuer d'exister. Même s'il ne présente pas le même attrait commercial qu'une comédie populaire mettant en vedette des humoristes ou un film d'action hollywoodien en 3D.

L'Office national du film a été jadis le laboratoire d'une myriade de documentaristes, qui ont ni plus ni moins fondé le cinéma québécois. Les Pierre Perrault, Michel Brault et autres Gilles Groulx de notre cinématographie nationale.

Depuis des années, le gouvernement fédéral rogne un peu plus chaque fois le budget de l'ONF, un fleuron non seulement de notre cinéma, mais aussi de la cinématographie mondiale. Je me souviens de deux jeunes cinéastes d'animation norvégiens, rencontrés en Asie il y a une dizaine d'années, qui m'avaient parlé avec envie de l'ONF et de la chance que nous avions de compter sur une telle institution. Parfois, on ne mesure pas sa propre chance.

En raison des dernières restrictions budgétaires imposées par le fédéral, l'ONF devra fermer le 1er septembre son centre de la rue Saint-Denis. Le Cinéma ONF et la CinéRobothèque, des installations modernes qui ont à peine 20 ans et qu'utilisent quelque 20 festivals, dont les Rendez-vous du cinéma québécois et les Rencontres internationales du documentaire de Montréal, sont menacés.

C'est la raison pour laquelle le Mouvement a organisé cette occupation symbolique de trois jours dans les bureaux de l'ONF, au coeur du Quartier latin. L'événement Cinéma dans la rue a été lancé hier à l'occasion d'une conférence de presse très courue, aux allures de manifestation.

Il y avait des pancartes - «Harper (art-peur), tragédie ou film d'horreur?» -, des joueurs de casseroles, des carrés de pellicule, avec leur épinglette. Des cinéastes, dont Jacques Leduc et Jean-Pierre Lefebvre, qui étaient, en 1974, de l'occupation spontanée et historique du Bureau du cinéma. Un événement dans l'air du temps, mis sur pied bénévolement entre autres par le documentariste et professeur de cinéma Denys Desjardins (auteur du très pertinent La vie privée du cinéma), dans une ambiance à la fois de résignation et de refus de l'indifférence.

Car cette fermeture fragilise non seulement la diffusion et la production du cinéma documentaire ainsi que la pérennité de nombreux festivals, mais aussi notre mémoire cinématographique. «Pas de mémoire, pas de pays», a rappelé le cinéaste Philippe Falardeau, qui participait lui aussi hier à cette occupation symbolique, en s'inquiétant de la manière dont on allait «remplacer cet accès à la mémoire».

À elle seule, la CinéRobothèque attirait environ 150 000 personnes par année et permettait un accès à plus de 10 000 oeuvres cinématographiques, dont un dixième seulement est disponible gratuitement, pour des raisons de droits, sur le merveilleux site web de l'ONF (onf.ca).

«Une autre préoccupation, c'est que ces films deviennent payants», dit Denys Desjardins, inquiet quant à la survie et à l'accès du public, notamment des étudiants, au patrimoine de l'ONF.

«J'ai eu accès au catalogue de l'ONF pour me guider, m'influencer, me donner des idées», dit Philippe Falardeau, qui a été stagiaire à l'Office national du film après avoir remporté La course destination monde de Radio-Canada.

Le cinéaste de Monsieur Lazhar a été témoin du démantèlement de l'ONF dans les années 90. «Nous ne sommes pas contre la saine gestion, dit-il. Nous sommes contre le saccage systématique et injustifié d'une institution.»

C'est bien de cela, malheureusement, qu'il est question. Comme de notre mémoire cinématographique.