La première fois, c'était il y a 30 ans. On avait une bonne équipe qui gagnait souvent. Personne ne pouvait deviner qu'on ne reverrait la Coupe qu'à deux reprises en trois décennies, presque par accident.

Je ne me souviens pas du match. Je ne me souviens ni de qui était au banc des visiteurs, ni du vainqueur. J'ai un souvenir vif, en revanche, de la marche, boulevard de Maisonneuve, de la maison jusqu'au Forum. Le bruit grinçant des bottes dans la neige. Le ciel éclairé de flocons. Mon père devant, traçant le chemin, mon frère jumeau à mes côtés.

Nous venions de déménager de Gaspé au centre-ville de Montréal. Le choc culturel. Avoir accès, en 15 minutes à pied, à la forteresse de Guy Lafleur, Larry Robinson, Bob Gainey et Guy Lapointe - dont je portais fièrement le numéro 5 - me paraissait surréaliste.

Je ne me souviens pas du match. Mais je me souviens du moment précis où j'ai découvert l'édifice mythique de la rue Atwater. Je me rappelle de son plafond, soutenu par des enchevêtrements de poutres métalliques, des banderoles des 22 Coupes Stanley de l'époque, et des numéros, désormais immortels, des légendaires Morenz, Béliveau et Richard.

C'est d'emblée ce que je lui ai montré, en entrant dans le Centre Bell. Le plafond orné de banderoles.

«C'est qui Robinson? m'a-t-il demandé.

Robinson Crusoé? ai-je répondu bêtement, en oubliant qu'il savait désormais lire. Il vivait sur une île déserte...

Non, Robinson, là au plafond.

Ah! Robinsssson.»

Tous les matins, avant de déjeuner, il se rue sur le cahier des Sports. Il veut tout savoir, dans le menu détail: le résultat du match de la veille, qui a marqué, qui a bien joué, qui a moins bien joué, le classement, le nom de la crapule des Flyers qui a infligé pareil camouflet à ses préférés... Il veut aussi être informé des états d'âme de Maxim Lapierre depuis qu'il a été échangé, de la possibilité qu'Alex Auld joue un samedi, ainsi que du nombre précis de matches que les Canadiens ont perdus depuis 1909.

Il n'a toujours pas digéré l'échange de Jaroslav Halak, en veut à Carey Price de l'avoir si rapidement fait oublier, et confond malgré lui les vocables sportifs. «Qu'est-ce qu'on va faire à la mi-temps, quand on sera au stade?» Il faut l'excuser: il a été nourri au foot depuis la naissance, par un père qui lui a donné le prénom de son équipe fétiche.

Il vient d'avoir 7 ans, l'âge que j'avais quand j'ai vu le Démon blond la première fois. Il collectionne les cartes et les livres de hockey, connaît déjà ses mythes fondateurs et la raison pour laquelle Maurice Richard portait le numéro 9 (le poids de sa fille à la naissance).

L'autre matin, dans son pyjama des Canadiens, il m'a expliqué très sérieusement, d'une voix mâtinée d'indignation, comment les Bruins avaient été injustes avec le Rocket. «Tu sais, ils étaient méchants avec lui parce qu'ils étaient jaloux de son talent.» Ah bon. Quand il simule des matches avec son petit frère dans le salon, Maurice Richard fait toujours la passe décisive à Plekanec. «Et c'est le buuuuuut!!!»

Pour son anniversaire, nous sommes allés voir Plekanec en chair et en os. Les Canadiens comme je ne les avais jamais vus, de la septième rangée, à la ligne bleue. Rien de trop beau pour la prunelle de mes yeux. Surtout que les seuls billets que j'ai pu trouver valaient l'équivalent d'un paiement hypothécaire sur une résidence secondaire, sans compter les deux trios hot-dogs-frite-bière/jus au prix d'un dîner en tête-à-tête chez Toqué!

Une folie. Que je n'ai pas regrettée. Malgré la musique insupportable, les canons à t-shirts, les tirages en tous genres, les pauses cardio (?!) et le racolage incessant. C'est long longtemps, un match de hockey, quand on est sans cesse sollicité par des artifices abrutissants.

Non, je ne l'ai pas regretté, malgré ce combat qui a fait hurler la foule comme au temps des sacrifices de gladiateurs de la Rome antique. Il a posé ses mains sur ses oreilles, m'a regardé d'un air inquiet, effrayé autant par ce qu'il voyait que par ce qu'il entendait, et m'a demandé: «Pourquoi, papa, les deux monsieurs se frappent sur la tête?» J'ai eu honte. D'eux, de moi, des barbares assoiffés de sang qui m'entouraient.

Heureusement, Plekanec, son chouchou, a marqué. Il a bondi de son siège, les bras en V. Il s'est tourné vers moi, le regard complice, et s'est blotti contre ma jambe. Sa tuque toute neuve du Canadien sur la tête, le sourire fendu comme l'arcade sourcilière de Dave Shultz, les yeux exaltés, brillants de joie.

On a marché main dans la main dans la neige en sortant du métro. Une poudreuse plus légère qu'un oreiller de plumes. Le temps suspendu, sans un son. Le ciel blanc comme une patinoire.