Le Robert que décrit Fabrice Luchini dans son spectacle Le point sur Robert, cet archétype de l'hétéro lecteur de L'Équipe, préférant un match de foot télévisé à toute autre activité, marié à une femme plus cultivée que lui, c'est moi.

Il y a un mois, je ne soupçonnais pas l'existence de Chrétien de Troyes (un club de troisième division?). Il y a pourtant un exemplaire d'Yvain ou le chevalier au lion, écrit vers 1176, à la maison (elle a une maîtrise en littérature, ceci expliquant cela).

«Artus, li buens roi de Bretaingne, la cui proesce noa ansaingne, que nos soiiens pre et cortois, tint cort si riche come rois.» Traduction libre: Arthur, le bon roi de Bretagne, préférait son steak bien cuit plutôt que saignant... Ou quelque chose du genre. Mon ancien français, je le crains, est un peu rouillé.

Disons qu'à l'instar de l'archétypal Robert, je m'imaginais mal assister à une lecture publique d'extraits de Percival ou le conte du Graal. En version rohmérienne. Chantés sur une musique d'inspiration médiévale. Pendant deux heures.

Je m'imaginais encore moins aimer cela. J'ai adoré. Fabrice Luchini en beurre parfois épais. Il joue de son personnage plus grand que nature jusqu'à la limite de l'agacement, surtout lorsque le public l'y encourage. Mais il est à la fois lucide et enclin à l'autodérision, conscient de la dimension de son ego et de son talent.

On aurait tort de comparer ce maître de l'aparté et du mot d'esprit à un vulgaire juke-box littéraire. Il ne se contente pas de déclamer les vers en mesurant ses effets, avec la maestria d'un virtuose, ni d'éblouir son auditoire de sa prodigieuse mémoire. Il a une intelligence, une intuition du texte, auquel il voue une admiration contagieuse. Un lecteur inspiré, plus exigeant qu'il n'y semble envers son public, doublé d'un génie du trait comique. Une rareté.

Le Québec idéalisé

On l'avait senti à son premier passage chez nous, il y a trois ans. C'est confirmé. Luchini est fasciné par le Québec. Par son histoire, par sa «résistance» culturelle - qu'il assimile à une forme de militantisme -, par sa langue surtout.

L'idée avait germé en 2006. Voici qu'il y donne suite. Il réalisera, avec sa fille Emma, un documentaire sur le Québec. Plus précisément, dit-il, «sur les accents toniques des Québécois». Vas-y fort.

Il se défend sur toutes les tribunes d'être flagorneur et obséquieux, mais le comédien n'a que de bons mots pour les Québécois qui, prétend-il, «ont une qualité d'écoute supérieure» à celle des Français (dont Cioran disait, aime-t-il rappeler, qu'«ils ne croient plus à leur langue»).

«Ce n'est pas de la démagogie conne, déclarait-il lundi en conférence de presse. Je n'ai pas besoin de travailler au Québec. J'ai beaucoup de boulot à Paris. Je gagne très bien ma vie. Je suis à deux ans de la retraite...»

N'empêche que l'on sent chez ce passionné du français un désarroi face à l'état de sa langue en France, qui se traduit par une inévitable, quoique sincère, idéalisation de la culture québécoise. Luchini le reconnaît. Il connaît mal le Québec. Il est venu pour apprendre, comme disait l'autre en 72.

M'est avis qu'il risque de frapper un mur. Celui, insidieux, de l'anti-intellectualisme québécois. De l'obsession médiatique pour le rapport direct au «vrai monde». De l'exigence absolue de proximité, qui n'est en réalité qu'un nivellement par le bas, opéré avec condescendance et paternalisme pour des motifs purement mercantiles.

J'ai pensé à quelques hérauts de l'anti-intellectualisme en voyant Le point sur Robert, lundi. À ces démagos pourfendeurs de présumées tours d'ivoire, de réflexions appuyées et de savoir. À ce qu'ils diraient de ce spectacle hilarant, qui célèbre la subtilité et la profondeur des textes de Valéry, Flaubert et Roland Barthes. Barthes qui, dans ses célèbres Mythologies (1957), dénonçait «ce vieux mythe obscurantiste selon lequel l'idée est nocive, si elle n'est contrôlée par le bon sens et le sentiment». Plus ça change...

Rohmer est d'accord

Mon ami et collègue Alain de Repentigny connaît son Luchini sur le bout des doigts. Si le comédien peut réciter de longs extraits de Fragments d'un discours amoureux, le journaliste, lui, peut raconter dans le menu détail la rencontre de Luchini avec Roland Barthes, telle que décrite par l'acteur sur le DVD tiré de son spectacle.

Aussi, lorsque Luchini est venu saluer les journalistes au terme de sa conférence de presse (après avoir cité Céline et Valéry, et chanté Diane Tell et Johnny Hallyday...), je lui ai dit qu'Alain avait une rare copie DVD nord-américaine de Perceval le Gallois d'Éric Rohmer. «Ah bon?» Il faut voir le film après avoir vu votre spectacle, on y trouve un nouvel éclairage, lui a dit Alain. «C'est exactement ce que Rohmer m'a dit», a répondu Luchini.

À propos de Perceval le Gallois (1979), film audacieux mal reçu par la critique, Luchini donne l'impression - dans les moments les plus délirants de son spectacle - qu'il y trouve son premier rôle chez Rohmer (dont il est devenu l'acteur fétiche). En réalité, il tourne avec le maître neuf ans plus tôt Le genou de Claire, dans lequel il tient un petit rôle d'adolescent aux longs cheveux blonds, torse nu, avec le même éclat pétillant dans l'oeil, le même verbe précis, la même dégaine de séducteur, la même hyperactivité contenue que 30 ans plus tard. En effet, plus ça change...