Alain Juppé est la dernière victime des réseaux sociaux, cette calamité qui parasite aujourd'hui toute l'activité politique en répandant les pires faussetés, comme on l'a vu lors de l'odieuse campagne du Brexit et de la marche triomphale de Trump vers la Maison-Blanche.

Le candidat défait à la primaire de droite a été systématiquement dépeint en grand ami de l'extrémisme islamiste, histoire de lui faire payer ses positions modérées envers la minorité musulmane.

Dans ces campagnes de diffamation, animées notamment par un groupe appelé « Bloc identitaire d'Aquitaine », M. Juppé était surnommé « Ali Juppé, le grand mufti de Bordeaux ».

On faisait circuler des photomontages le présentant en barbu vêtu d'un qamis. On l'accusait d'avoir soutenu la construction d'une mégamosquée à Bordeaux, un projet qui n'a pas vu le jour, mais qui n'avait rien de gigantesque et certainement rien d'anormal.

On stigmatisait ses liens avec Tareq Oubrou, le grand imam de Bordeaux qui aurait déjà été proche des Frères musulmans... avant de prêcher un islam libéral et de dénoncer le djihadisme, ce qui lui a d'ailleurs valu d'être condamné à mort par le groupe État islamique ! Qu'y avait-il d'anormal, encore une fois, à ce qu'un maire cultive de bonnes relations avec les dignitaires religieux de sa ville ?

Loin de moi l'idée d'attribuer exclusivement à ces campagnes de diffamation la défaite d'Alain Juppé. Comme Nicolas Sarkozy, l'ancien premier ministre de Chirac traînait ses casseroles, alors que François Fillon jouissait d'une réputation d'intégrité sans tache. Autre contraste avec l'affable et serein Fillon, le maire de Bordeaux projetait une image d'arrogance toute technocratique. Enfin, il a fait une mauvaise campagne, en se posant en rassembleur de tous les Français, sans tenir compte de la sensibilité des Français de droite auxquels il devait s'adresser.

En fait, si des électeurs « de gauche » ou « sans opinion » (29 % selon les sondages) n'avaient pas détourné cette primaire pour faire battre Nicolas Sarkozy, Alain Juppé aurait probablement fini troisième au premier tour.

Il reste que les médias sociaux, ces gigantesques machines à fabriquer de la calomnie sous le couvert de l'anonymat, ont contribué à accentuer le fossé entre les deux finalistes de la primaire de la droite, tout comme ils ont incendié les campagnes du Brexit et de la présidentielle américaine.

Faut-il rappeler que la « nouvelle » la plus lue a été celle qui annonçait l'appui du pape François à Donald Trump ?

À Washington, la semaine dernière, une petite pizzeria a failli fermer ses portes quand elle s'est trouvée la cible d'une accusation abondamment relayée dans les médias sociaux : l'arrière-salle du restaurant abritait un réseau de pédophilie dirigé par nulle autre qu'Hillary Clinton.

L'autre jour, je cherchais une information banale sur une personnalité politique française. Sur Google, je suis tombée instantanément sur deux « articles » qui contenaient des « révélations » très bizarres sur sa vie privée. Ces articles provenaient d'un site belge appelé Nordpresse, qui attire un public énorme - 5 millions de consultations, dit-on, pour un article sur... « les maisons closes de prostituées hallal [sic] à Amsterdam ».

Ce site est la chose d'un rigolo de 24 ans qui « pense [son] site comme un blog », et qui y « mets ce qu'il a envie dedans » [resic]. Cet imbécile immoral possède l'équivalent d'une arme atomique pour détruire instantanément des réputations. Mais qu'importe ? « Les gens vérifient pas ce qu'ils lisent », dit-il jovialement.

Il paraît que Nordpresse fait partie de la presse dite « humoristique », mais ses « révélations » sulfureuses peuvent être prises au sérieux par des lecteurs naïfs ou pressés. Rien, dans le texte ou la présentation, n'indique une intention satirique, contrairement à Charlie Hebdo, par exemple, qui annonce clairement sa couleur et ne prétend pas traduire la réalité.

Le Canada n'est pas exempt de ces effroyables abus. Il y a quelques années, il suffisait de taper sur Google le nom de la femme d'un homme politique important pour découvrir des « faits » dévastateurs sur la vie privée du couple. Ces « informations » farfelues, rédigées comme des nouvelles sérieuses, traînent encore sur le web.

Au Québec, beaucoup de gens ont cru à la rumeur insensée voulant qu'Anne-Marie Dussault entretienne une relation amoureuse avec le ministre Barrette ! Les deux avaient vaguement sympathisé sur le plateau de Tout le monde en parle et un site soi-disant humoristique intitulé Le Journal de Mourréal leur avait inventé une liaison, avec photo truquée. Un lecteur distrait pouvait croire que la nouvelle provenait du Journal de Montréal.

Alors, ne nous étonnons plus de rien. Si Hillary Clinton est à la tête d'un réseau de pédophiles et si Alain Juppé est un djihadiste, il n'y a plus rien qui tienne.

On est en plein nihilisme, dans un monde où l'information - la vraie - se trouve diluée dans une mer de boue.

Mais au fait, n'est-ce pas aussi la voie que viennent d'emprunter les Lisée et les Legault ? Ces chefs politiques ne sont pas des « trolls » enfermés dans leur sous-sol avec leur ordinateur et leurs lubies perverses. Et pourtant... ces temps-ci, leurs propos s'apparentent à ceux qu'on trouve sur les réseaux sociaux.