Pour vous faire oublier la grisaille de ce Noël sans neige, je vous parle de ma découverte de l'année : une romancière italienne qui a écrit de magnifiques romans sous le pseudonyme d'Elena Ferrante.

Personne ne connaît son identité. « Les livres, une fois publiés, n'ont pas besoin d'auteurs », a-t-elle écrit à l'éditeur de son premier roman pour l'avertir qu'elle ne participerait pas à la promotion.

Ce qui ne l'a pas empêchée de devenir, selon plusieurs, la plus grande romancière italienne d'aujourd'hui.

On devine qu'elle est dans la soixantaine, qu'elle est née à Naples, qu'elle a été mariée, qu'elle a eu des enfants et vécu des amours orageuses, et peut-être exercé une profession intellectuelle, avant de se consacrer au roman. Toutes sortes de rumeurs ont couru : elle enseignerait l'italien en Grèce, ou alors, hypothèse impensable, c'est un homme qui se cacherait sous le pseudonyme...

Autre élément surprenant, c'est la presse anglophone qui l'a « découverte ». Le New Yorker, The Atlantic, le New York Times, le Guardian ont publié des articles élogieux sur son oeuvre, alors que la France, pourtant bien plus proche de l'Italie, a bêtement raté le coche. En mars dernier, le correspondant du Monde à Rome ne l'avait même pas lue !

Inexplicablement, Gallimard n'a publié que ses trois premiers romans (sans même les rééditer), de même que le premier tome de son oeuvre majeure, la quadrilogie napolitaine.

J'ai lu trois romans de Ferrante en français, agacée par la mauvaise qualité de la traduction. Deux amies, une traductrice professionnelle et une prof retraitée de français, ont eu la même réaction, et nous avons décidé, à regret, de lire les autres bouquins de Ferrante en traduction anglaise.

Bonne décision : tous ses romans ont été publiés en anglais, et superbement traduits par Ann Goldstein, une éditrice du New Yorker (également éditrice des oeuvres complètes de Primo Levi), qui rend avec finesse la beauté du style incisif et sensuel de Ferrante.

De quoi parle-t-elle ? Des rapports troubles entre mère et fille. Des amours qui tournent mal. Des bonheurs fugitifs et des servitudes de la maternité. De la face cachée des amitiés féminines (attachement, jalousie, compétition, entraide, émulation, exploitation...). De la domination masculine sur les femmes et de la manipulation que les femmes pratiquent en retour sur les hommes.

Les quatre volumes de sa suite napolitaine sont particulièrement captivants. En plus d'un portrait politique et social de l'Italie à partir des années 50, c'est un regard sans concession sur la société napolitaine. Une société dont la majorité ne connaît que le dialecte napolitain, l'italien devant être appris comme une langue étrangère. Une société attachante, mais violente, marquée par le machisme et par la pègre locale, à la fois redoutée, haïe, familière et protectrice.

Grâce à la plume experte de Ferrante, qui sait manier les descriptions les plus crues et les émotions les plus délicates, Naples vit sous nos yeux, avec ses quartiers populaires, ses odeurs, sa chaleur écrasante, les cris qui montent des cours intérieures... Des dizaines de personnages animent cette suite napolitaine - principalement Lenu, la narratrice qui a « réussi », et Lila, son amie et rivale, plus brillante, mais moins instruite.

Curieusement (car il s'agit de romans réalistes), Ferrante ne décrit jamais les visages. On sait seulement que Lenu est blonde et pulpeuse, et que Lila est brune, mince, avec des traits anguleux. La romancière ne parle jamais, non plus, des plats que préparent ces femmes qui sont pourtant toujours à la cuisine (deux seules mentions : un gâteau de patates, des orecchiette aux tomates...). Un choix conscient, certainement, comme pour mettre tout l'accent sur les émotions, les rapports de classe, les drames qui se succèdent...