Je suis arrivée à Paris mardi. J'avais raté la grande marche de dimanche, mais je n'allais pas rater la sortie de Charlie Hebdo.

Hier matin, j'étais donc dans la rue à sept heures... Catastrophe, devant le kiosque, je tombe sur une dizaine de personnes atterrées devant l'affichette qui disait: «Charlie épuisé».

«Bonjour, me dit le kiosquier iranien, comment va monsieur?» C'est son salut rituel, car il aime beaucoup mon mari, qui s'est toujours intéressé à ce que ce septuagénaire timide faisait avant d'hériter du dur métier de kiosquier qu'aucun Français de souche ne veut pratiquer. Il était professeur de littérature, avant. Il continue à écrire sur la poésie iranienne...

Je m'apprêtais à courir vers un autre kiosque quand il me glisse tout bas: «Restez ici». Une fois les autres clients partis, il sort l'exemplaire de Charlie, caché sous ses bons de commande. Mon mari, en lui achetant Le Monde la veille, n'avait pas pensé à réserver un exemplaire. Mais, dit-il avec un sourire malicieux, «je vous en ai gardé un».

Grâce à un kiosquier musulman, j'ai donc pu mettre la main sur ce numéro spécial qui est déjà un objet de collection.

Compte tenu des circonstances dramatiques dans lesquelles il a été monté, compte tenu aussi de ses outrances (on aime ou on n'aime pas les gros traits de Wolinski et les blagues débiles sur les pipes, les bites et le caca), c'était un bon journal, avec le même esprit qu'auparavant, atténué toutefois par une émotion pudique et beaucoup d'allusions affectueuses aux disparus.

Les survivants ne jouent pas les martyrs. Il y a de la colère, certes, et un chagrin sans fin, mais pas de pathos. Que de la dérision.

Rien sur les musulmans, les pinceaux ne visent que les terroristes.

Le chef de l'EI se promet d'exciser quatre millions de femmes en faisant appel à «des volontaires étrangères».

Deux terroristes arrivés au ciel cherchent les 70 vierges... mais elles sont toutes derrière un nuage à s'envoyer en l'air avec l'équipe de Charlie!

Deux collégiens bien habillés s'amènent dans un camp terroriste. «Vous étiez en terminale dans le «93» ? Bon! Corvée de chiottes!», leur lancent les gardes.

Une bédé sur le «business des otages»: Hollande ne veut plus payer de rançon? Les terroristes devront les solder!

«Dessinateur, 25 ans de boulot. Terroriste, 25 secondes de boulot. Terroriste, un métier de feignant et de branleur».

L'Église catholique reçoit sa grosse part de coups. Sous le titre «Attention aux coups de soleil!», Jésus en croix, étendu sur une plage, demande si quelqu'un peut le retourner...

Message au pape: «Nous n'accepterons que les cloches de Notre-Dame sonnent en notre honneur que lorsque ce seront les Femen qui les feront tinter.»

Une bédé hilarante sur Elsa Cayat, la seule femme assassinée, qui était aussi psychanalyste: dialogue surréaliste entre Elsa et un terroriste allongé sur le divan... un bijou d'humour noir.

Deux terroristes planqués dans l'imprimerie: «Après la visite au journal, la mort à l'imprimerie, j'ai peur que ça fasse un peu intello», dit l'un.

Partout dans ces 16 pages, le souci de ne pas se faire récupérer par la classe politique et les bien-pensants qui ânonnent «Je suis Charlie». Même s'ils apprécient l'élan de sympathie envers leurs amis disparus, les vrais Charlie ne sont pas dupes de ces nouvelles amitiés. Ma foi, même la Grande Faucheuse s'abonne à Charlie!

Dessin de Hollande descendant d'un pas résolu l'abîme électoral. Caricature de Hollande, Sarko, Raffarin et compagnie: «Une famille de clowns décimée, 10 de retrouvés». Au Bangladesh, des enfants faméliques cousent des t-shirts marqués «Je suis Charlie» en disant gaiement «de tout coeur avec vous!».

Un numéro qui fait rire, oui, et qui fait aussi pleurer.