Il suffit parfois d'une seule personne pour faire changer le cours des choses.

Ainsi la Dr Frances Kelsey, dont la courageuse obstination a sauvé les États-Unis du fléau de la thalidomide.

En 1960, elle venait d'entrer à la Food and Drug Administration de Washington lorsqu'elle hérita du dossier. Les rapports de recherche lui paraissaient mal étayés, dépourvus de preuves de l'innocuité du médicament. Elle avait remarqué, lors de recherches antérieures sur le paludisme, que la quinine traversait l'enveloppe du placenta chez les lapines pour se transmettre au foetus. D'où ses doutes... Elle refusa d'en autoriser la vente, malgré le fait qu'il ait déjà été approuvé en Europe, et malgré les pressions incessantes du laboratoire Merrell, le fabricant américain de ce médicament que ses inventeurs allemands décrivaient comme la solution miracle aux nausées et à l'insomnie chez les femmes enceintes.

Il n'y eut aucun «bébé thalidomide» aux États-Unis. Sur la base des mêmes rapports, l'agence canadienne, quant à elle, autorisa le médicament. L'année suivante, les Européens découvrirent que des milliers d'enfants dont les mères s'étaient vu prescrire de la thalidomide étaient nés avec d'horribles infirmités. Dès novembre 1961, le médicament fut retiré du marché en Allemagne, en Grande-Bretagne et en Australie. Au Canada, l'incurie suivit la faute originelle, et ce n'est qu'en mars 1962 que les autorités sanitaires canadiennes ordonnèrent le retrait du médicament.

Parfois, il suffit d'un bon reporter - dans ce cas, Ingrid Peritz, du Globe and Mail - pour forcer les gouvernements à rendre justice à des victimes oubliées de tous.

Elle est allée à la recherche des victimes de la thalidomide et en a interviewé 19, parmi les 95 survivants canadiens de la catastrophe de 1960. Beaucoup sont morts en bas âge, les autres se sont débrouillés comme ils ont pu. Plusieurs ont fondé des familles et réussi à gagner leur vie. Mais ils sont aujourd'hui dans la cinquantaine, et leurs corps sont brisés par les séquelles de leurs difformités.

Pour faire sa toilette, Johanne Hébert, dont les mains rattachées aux épaules sont maintenant rongées par l'arthrite, ouvre ses tiroirs avec ses orteils. Elle se coiffe en se passant la tête sous une brosse clouée au mur. Pour s'habiller, elle prend sa robe avec ses dents et l'enfile en rejetant plusieurs fois la tête en arrière. Pour soulager ses souffrances constantes, elle s'injecte un médicament antidouleur dans la cuisse en poussant la seringue avec ses dents.

Il y a Judith Pilote, née sans bras ni jambes, que sa mère a voulu jeter aux ordures. Il y a Lianne Powell, née avec une seule jambe, un seul poumon et un seul rein. Il y a Bernadette Bainbridge, née avec des mains comme des nageoires, une seule oreille et une paralysie faciale, qui tremble à l'idée que sa mère meure avant elle. Il y a Paul Settle, né avec des membres trop courts, qui ne peut plus travailler comme commis parce que ses douleurs sont trop intenses. Il y a Aline Vachon, née avec des pieds et des mains déformés, qui passe ses journées alitée et se douche avec son soutien-gorge, car la manipulation est devenue trop difficile.

Tous ces gens ont besoin d'aide ménagère, de physiothérapie, de logement adapté... Mais contrairement aux victimes britanniques et allemandes, qui reçoivent des compensations de 80 000$ à 100 000$ par année, les victimes canadiennes ont reçu une pitance dérisoire - un seul paiement allant de 52 000 à 82 000$!

Le reportage d'Ingrid Peritz a fait des vagues au Parlement. L'opposition s'en est emparé, et la ministre de la Santé, Rona Ambrose, a promis d'agir. Ce ne sera que justice, même si, hélas, ce sera trop peu, trop tard.