Je ne me souviens pas de l'année où j'ai croisé Paul Desmarais pour la première fois.

C'était, je crois, vers la fin des années 80... quelque vingt ans après qu'il eût fait l'acquisition de La Presse. Je ne l'avais jamais vu en chair et en os, jusqu'à ce jour où, marchant dans le couloir entre la salle de rédaction et la cafétéria, je vois arriver en sens inverse cette longue silhouette...

Je m'arrête net, sidérée: «Ah! Monsieur Desmarais! Depuis toutes ces années, je ne vous avais jamais vu!»

Je riais. Il a ri aussi, d'un bon rire sans façon. Cet homme richissime n'avait pas une once de prétention.

Sur le coup, mon réflexe a été d'inverser les rôles. C'était moi la propriétaire, et lui le visiteur. Un peu plus, et je lui aurais fait les honneurs de la maison.

Ceux qui ont travaillé très longtemps dans la même boîte me comprendront. J'étais entrée à La Presse comme une jeune fille se mariant pour la vie au journal de ses rêves. Après vingt ans, j'avais développé des réflexes de propriétaire.

Les vrais propriétaires, eux, étaient une abstraction, et leur empreinte, si légère qu'on ne percevait pas leur existence. Les Berthiaume avaient précédé les Desmarais. Je ne les avais jamais aperçus, et ce fut pareil après. Nos patrons - ceux qui géraient la boîte, décidaient du contenu et s'assuraient que le journal sorte chaque matin - ont toujours été des journalistes professionnels.

Je n'ai jamais été contre le grand capital, quand il crée et maintient des emplois. En fait, il est de commune renommée, dans le monde des journaux, que les patrons qui s'ingèrent continuellement dans la rédaction sont le plus souvent des petits entrepreneurs à l'ego fragile. Mieux vaut, pour un journal, dépendre d'un conglomérat ou d'un grand financier qui a d'autres chats à fouetter.

Paul Desmarais évoluait dans des sphères beaucoup trop élevées pour s'intéresser de près au contenu de La Presse. D'ailleurs, c'est connu, M. Desmarais n'a jamais aimé administrer ses propriétés. Ce qui l'animait, c'était l'instinct du chasseur, mais une fois la proie acquise, il ne s'en occupait guère, préférant se fier à ses gestionnaires.

Mais je crois qu'il y avait une autre raison à la réserve absolue qu'il s'imposait par rapport au journal: une propension naturelle à la tolérance, qui lui faisait accepter de bon gré le principe de l'indépendance journalistique et la diversité des opinions.

J'ai été chroniqueur politique pendant la plus grande partie du règne de M. Desmarais. Or, pas une fois n'ai-je reçu, serait-ce par personne interposée, la moindre consigne me disant quoi écrire ou ne pas écrire. Même pas une allusion. Cela s'appelle la liberté.

Je le dis sans fausse pudeur, j'ai toujours été reconnaissante à M. Desmarais d'avoir soutenu mon journal, à une époque où tous les quotidiens à grand tirage, sans exception, ne survivent que grâce aux gouvernements (c'est le modèle Pravda) ou à des fortunes privées.

Après cette fugace rencontre, j'ai brièvement croisé M. Desmarais à deux ou trois reprises, lors d'événements sociaux. Il était affable et cordial et me tutoyait à la manière des Franco-Ontariens, mais je n'étais pas dans sa sphère, je ne savais même pas s'il lisait le journal (on me dit que oui), et la distance entre nous était insurmontable, comme un tabou.

Mais quelle importance? Nous, les artisans du journal qui, avec le temps, finissons tous par nous prendre pour les vrais propriétaires de La Presse, n'attendions de lui ni reproches ni félicitations.

Simplement, nous lui devions notre gagne-pain, nous lui devions le bonheur immense de travailler à la fabrication d'un grand journal. Cela vaut bien un merci du fond du coeur.