J'ai visité Auschwitz et Birkenau, mais rien ne m'avait préparé à ce qui m'attendait en banlieue de Phnom Penh, au mémorial du génocide de Choeung Ek, dans ces champs de la mort où les Khmers rouges exécutaient leurs ennemis de classe - gens liés à l'ancien régime, intellectuels, enseignants, urbains, ou simplement des familles dénoncées sans motif par des délateurs intéressés.

(On ciblait particulièrement ceux qui portaient des lunettes - signe qu'ils savaient lire et que leur bagage préalable était trop lourd pour qu'on puisse en faire des «hommes nouveaux». Contrairement aux communistes russes ou vietnamiens, les Khmers rouges ne croyaient pas à la rééducation. L'homme nouveau ne pouvait naître qu'en exterminant toute trace d'un passé honni. On prenait les familles entières, hommes, femmes, enfants et nouveau-nés.)

Le Cambodge est parsemé de charniers, mais celui-ci a été aménagé et ouvert au public.

Dans le silence, on suit le parcours avec des audioguides.

Le quai de débarquement, où les femmes arrivaient le plus souvent dénudées, signe qu'elles avaient été violées dans les camions qui les avaient emmenées de la prison ou alors qu'on avait voulu leur faire subir une dernière humiliation.

Les fosses où les Khmers rouges, typiquement de jeunes illettrés facilement fanatisés, jetaient leurs victimes après les avoir grossièrement assassinées ou massacrées à coup de marteaux, de pioches, de barres de fer et d'instruments aratoires (l'argent manquait pour les balles).

Pour les bébés, le mode d'exécution était simple: on les prenait par les pieds et on les fracassait contre un arbre.

On jetait du DDT et de la terre sur les masses de corps qui remuaient encore.

Pour étouffer les cris et éviter d'alerter le voisinage, on diffusait par haut-parleurs des chants révolutionnaires.

Des urnes de verre abritent des morceaux de vêtements recueillis sur les squelettes, lorsque, des années plus tard, on procéda au nettoyage des fosses. De pauvres lambeaux délavés de coton gris, beige et bleu... D'autres urnes abritent des fragments d'os et de dents.

Mais rien n'est jamais fini, l'horreur continue. Sous l'effet des pluies et de la mousson, la terre des charniers bouge, et des fragments remontent régulièrement à la surface. Dans le sentier, on essaie d'éviter de marcher sur les éclats d'os et les filaments de coton.

À la fin, on se recueille devant le mausolée en forme de structure bouddhique où sont conservés des centaines de crânes.

Il y aura eu, aussi, la visite de l'horrible prison S-21, où furent internés et torturés quelque 10 000 Cambodgiens entre 1975 et 1978. Les photos disent tout: les cellules crasseuses où gisent des corps ensanglantés, les murs tapissés de visages de disparus qui vous regardent bravement dans les yeux... et celle d'une jeune mère vue de profil tenant son nouveau-né sur son sein.

L'ancien directeur de cette prison, dit Duch, est le seul Khmer rouge à purger une peine de prison après avoir été condamné par le tribunal international censé juger ces crimes de guerre.

Pol Pot est mort en exil. Ieng Sary, le numéro trois du régime, vient de mourir avant d'avoir été jugé. Il ne reste que deux accusés octogénaires, Nuon Chea et Khieu Samphan.

Les procès se déroulent à un rythme de tortue, le gouvernement préférant manifestement enterrer le passé. Et pour cause! Le premier ministre Hun Sen, le président du Sénat Chea Sim, le ministre des Finances Keat Chhon, et combien d'autres, sont tous d'anciens dirigeants khmers rouges... En mars, les interprètes du tribunal étaient en grève parce qu'ils n'avaient pas été payés depuis trois mois.

Tout le monde, au Cambodge, a été bourreau ou victime, fils de bourreau ou fils de victime...