La préservation de la culture autochtone passe-t-elle nécessairement par le maintien des réserves?

Non seulement n'est-ce pas du tout évident, mais on pourrait même soutenir que cette culture, effectivement originale et très distincte de la nôtre, s'épanouirait davantage en dehors de ces ghettos en proie à mille maux sociaux que sont les réserves isolées.

De fait, c'est en dehors des réserves que la créativité autochtone se manifeste aujourd'hui avec le plus d'éclat.

Bill Reid, le génial sculpteur-orfèvre métis dont toute l'oeuvre est une célébration de la fière culture des Haidas de la côte ouest, n'a jamais vécu ailleurs qu'à Victoria, Toronto et Vancouver. Son atelier était établi sur l'île Granville, dans un milieu très cosmopolite, mi-industriel, mi-commercial, en plein coeur de Vancouver...

Tompson Highway, le dramaturge qui est un peu le Michel Tremblay de la nation crie (sa délicieuse pièce Une truite pour Ernestine Schuswap a été mise en scène par André Brassard en 2009 à l'Espace Go), est né sous une tente dans le Nord du Manitoba, d'un père chasseur de caribou... mais il a vécu toute sa vie d'adulte dans des villes ontariennes (London, Toronto) et passe une partie de l'année dans le sud de la France.

Or, toute son oeuvre est une merveilleuse plongée dans l'imaginaire autochtone, en même temps qu'un émouvant éloge du métissage. (J'ai vu l'un de ses premiers succès, Dry Lips Oughta Move to Kapuskasing à Vancouver, il y a plusieurs années, et je me souviens encore de l'éblouissement que j'avais ressenti.)

Il faut avoir côtoyé la misère des communautés autochtones isolées pour réaliser que la culture d'origine y est depuis fort longtemps étiolée, et qu'un état toxique de dépendance a remplacé la débrouillardise dont les Indiens faisaient preuve aux époques lointaines où ils ne pouvaient compter que sur leurs propres moyens et n'aspiraient pas à la modernité.

Cette culture de la dépendance est double. Les habitants des réserves sont dépendants des subventions gouvernementales nécessaires à la survie de communautés qui ne peuvent subvenir par elles-mêmes à leurs besoins. Et ils sont en outre dépendants de leurs conseils de bande pour tous les aspects de leur vie, de l'octroi d'un logement à l'obtention d'un petit job sur la réserve en passant par l'éducation des enfants et la réparation de leur toit.

L'une des caractéristiques de la culture autochtone est la propriété collective. Les maisons appartiennent à la réserve, ce qui empêche ses habitants de vendre leur logis et d'accumuler un petit capital, et les empêche aussi de développer le sens des responsabilités. Faut-il, après, s'étonner de voir tant de maisons dilapidées sur les réserves?

Est-ce parce qu'une coutume est «traditionnelle» qu'il faut nécessairement la préserver? Plusieurs autochtones remettent d'ailleurs en question cette tradition, comme Calvin Helin, un avocat d'origine tsimshian, sur la côte ouest, qui écrivait l'an dernier dans le Globe and Mail que «de plus en plus de leaders autochtones comprennent que la propriété individuelle est un prérequis pour sortir leurs peuples du marasme.» Les Chinois, comme il le signalait lui-même, ont déjà compris cela.

La plupart des réserves - le phénomène s'applique aussi aux communautés très isolées, autochtones ou pas - ne sont pas les lieux les plus propices à l'épanouissement d'une culture, car ils sont trop petits et trop refermés sur eux-mêmes. Pour qu'une culture fleurisse et dépasse le stade primitif du folklore, il faut de l'aération, des échanges, des confrontations avec l'«autre». La consanguinité, l'un des fléaux dont souffrent les très petites communautés qui vivent en milieu fermé, peut avoir les mêmes effets délétères sur l'esprit que sur l'organisme...