Il y a en France un demi-million de citoyens d'ascendance arménienne. Une communauté instruite, active... et qui vote.

Histoire de récupérer ces électeurs, la droite s'est faite la championne de la reconnaissance du «génocide» des Arméniens par les Turcs. Les socialistes, l'oeil sur le même électorat, n'ont pas tardé à lui emboîter le pas.

L'opération s'est déroulée en deux temps. En 2001, la France adoptait une loi décrétant que ces massacres relevaient du génocide, passant outre aux sages avis du grand juriste Robert Badinter (celui à qui la France doit l'abolition de la peine de mort), qui estime que le parlement ne doit pas «se constituer en tribunal de l'histoire mondiale».

Le parlement français, dit-il, «n'a pas reçu de la Constitution compétence pour dire l'histoire. C'est aux historiens, et à eux seuls, qu'il appartient de le faire».

Cette année, la boucle a été bouclée. Par l'une de ces lois d'esprit totalitaire dont hélas, même les démocraties peuvent être friandes, tant les sénateurs que les parlementaires français, droite et gauche confondues, viennent de faire de la négation du génocide arménien un crime punissable d'un an de prison et de 45 000 euros d'amende.

La même peine s'appliquerait à ceux qui «contesteraient ou minimiseraient de façon outrancière» ledit «génocide».

C'est une attaque frontale contre la Turquie, dont le gouvernement n'a jamais reconnu que ces massacres constituaient un génocide... et dont les ambassadeurs et les consuls qui feraient état de la position de leur pays sur le sol français seraient susceptibles d'être condamnés par la justice française. Et ce, dans un pays qui n'a rien eu à voir avec ces lointains massacres, aucun Français n'y ayant été impliqué ni comme victime ni comme bourreau.

Cette loi, aberrante dans un pays qui prétend être la terre d'élection des grandes libertés, est une atteinte directe à la liberté d'expression, et reflète un mépris particulièrement obtus pour le travail des historiens.

Un historien qui douterait que les massacres répondent à la définition d'un génocide (définition qui repose sur bien d'autres critères que la simple tuerie ou la haine ethnique) serait passible d'emprisonnement pour ses idées et ses recherches!

Le seul autre génocide reconnu par la France est celui des Juifs. Personnellement, je m'insurge, pour les mêmes raisons, contre la criminalisation des opinions sur l'Holocauste. Mais au moins on peut dire, avec Me Badinter, que le génocide commis par les nazis a été reconnu par une instance internationale à laquelle la France a participé, soit le tribunal de Nuremberg. Le «génocide» arménien, au contraire, n'a jamais fait l'objet d'une décision par une instance internationale.

En outre, contrairement aux massacres des Arméniens, commis dans l'atmosphère trouble des dernières convulsions de l'empire ottoman, entre 1915 et 1923, l'Holocauste est un événement deux fois plus proche dans le temps, sur lequel on peut dire que toute la lumière a été faite, à coup de preuves tangibles (camps, documents, etc.) et de témoignages de survivants.

Cela ne justifie pas pour autant la criminalisation du négationnisme, non plus d'ailleurs que les lois iniques (dont celle que s'est donné le Canada) interdisant sous peine de sanction pénale «les propos haineux».

Le principe de la liberté d'expression repose justement sur la tolérance des opinions impopulaires ou «outrancières», voire répugnantes. Sinon, quelle serait donc sa raison d'être?

Me Badinter considère cette loi inconstitutionnelle, parce qu'elle porte atteinte au droit fondamental de la liberté d'opinion et d'expression. Peut-être est-ce dans ce sens que statuera le Conseil constitutionnel, auquel un groupe courageux de sénateurs des deux grands partis ont fait appel.