Dans la foulée de la terrible tragédie des Shafia, on a eu tôt fait de culpabiliser les agences sociales du Québec.

«Le Canada a-t-il fait défaut aux quatre victimes de la famille Shafia?», s'interroge la presse anglophone. Côté francophone aussi, on se demande si les enseignants et les travailleurs sociaux qui ont été en contact avec les adolescentes auraient pu prévenir le crime.

Je trouve qu'on en met beaucoup sur le dos de nos institutions. Car enfin, comment, à l'époque, un pareil drame pouvait-il être pressenti? Qui pouvait imaginer que l'invraisemblable se produirait?

Les enseignants et les policiers auxquels les enfants se sont confiés à deux reprises ont été impeccables. Ils ont tout de suite alerté les travailleurs sociaux, qui sont chaque fois intervenus rapidement. Mais, comme cela arrive souvent dans les confits entre parents et enfants, les filles étaient ambivalentes. Sahar est revenue sur sa déclaration, et Zainab, après un bref séjour dans un refuge, est rentrée à la maison.

Rien de ce que l'on savait ne justifiait un retrait des enfants de leur famille. Les travailleurs sociaux ne s'y résolvent d'ailleurs qu'en dernier recours, car la brutale rupture des liens familiaux peut être encore pire que le mal à la source de la plainte. À plus forte raison lorsqu'on a affaire à des adolescentes en bonne santé, qui ne présentaient aucun des symptômes habituels des victimes d'inceste ou de sévices physiques et qui vivaient dans un foyer dénué des signes généralement associés à la violence (alcool, drogue, etc.). Ces petites musulmanes n'étaient même pas tenues de porter le voile à l'école!

En fait, les seuls qui pouvaient pressentir le danger étaient les proches de la famille Shafia. Étant Afghans, la notion du «crime d'honneur» ne leur était pas étrangère et, contrairement aux travailleurs sociaux, ils savaient un peu ce qui se passait derrière les portes closes de la maison.

La soeur et le frère de Rona, établis en France, craignaient que quelque chose ne lui arrive; c'est d'ailleurs sa soeur qui, après le meurtre, a alerté la police sur le caractère suspect de cet «accident».

Des proches de Tooba, établis à Montréal et en Suède, avaient entendu Mohammad dire qu'il voulait tuer Zainab, parce qu'elle était «une pute». Mais même eux ne prévoyaient pas le pire. Un cousin de Zainab a confié au National Post qu'il croyait que le pire danger qui la guettait était d'être envoyée de force à Dubaï...

D'ailleurs, on peut croire que les victimes elles-mêmes ne se doutaient de rien, sinon elles se seraient enfuies au cours de ce fatidique voyage.

En somme, comment la DPJ aurait-elle pu pressentir ce que même les proches des Shafia n'avaient pas prévu?

Il va de soi que je parle ici de l' «avant-Shafia». Maintenant, tout a changé. Cet effroyable drame aura au moins eu le mérite de faire connaître aux Canadiens un pan caché de ces cultures patriarcales ancrées dans des codes d'honneur médiévaux.

Mais comment intervenir? Il se peut en effet que les deux interventions de la DPJ aient aggravé les choses, le père les ayant vues comme une ingérence portant atteinte à son honneur. Ce qui l'aurait poussé à passer à l'action... La directrice de la DPJ n'exclut pas cette troublante hypothèse.

Il faudra s'inspirer des modèles existants ailleurs, où l'enquête sur des cas possiblement reliés à «l'honneur» est confiée à des intervenants ayant reçu une formation spéciale.

Il faudra surtout que les leaders des communautés où survivent ces codes d'honneur se résolvent à agir. Ce sont eux, mieux que quiconque, qui peuvent éradiquer ce cancer.