Avec Jean Sisto, décédé la semaine dernière, disparaît l'un des âges d'or de La Presse.

À certains égards, Sisto me fait penser à Nicolas Sarkozy. Comme ce dernier, un fils d'immigrés, ni très beau ni très grand... mais quelle présence! Un fonceur tour à tour charmant et dur, enjoué et arrogant, mais toujours brillant, propulsé par une ambition dévorante - sauf que lui, son Élysée, c'était La Presse.

Nul ne convoita, nul n'aima ce journal plus que lui: en diriger les destinées, c'était son rêve de journaliste, et il le réalisa dans la jeune trentaine. Il avait franchi les étapes à la vitesse de l'éclair - reporter, pupitreur, chef de pupitre, directeur de l'information, et enfin grand patron de la rédaction - tout simplement parce qu'il était le meilleur, le plus éveillé, le plus dynamique.

Comme Sarkozy, il succédait à des patriciens de vieille souche - les Jean-Louis Gagnon, les Gérard Pelletier, des intellectuels distingués, actifs sur la scène politique, qui laissaient à d'autres la gérance du journal. Sisto, le fils d'Italiens, ce quasi-inconnu qui ne devait sa carrière qu'à sa propre détermination, allait au contraire prendre La Presse à bras-le-corps, s'y consacrer entièrement, et y faire entrer un vent de modernité.

Il s'intéressait peu aux pages éditoriales. Il n'avait qu'une passion: l'information. Il savait pousser les reporters à se dépasser, non pas en les maternant (ce n'était pas son genre!), mais à coup d'arguments rationnels. Et gare à celui qui rendait une mauvaise copie, car Sisto avait l'ironie cinglante.

C'était un homme d'une indépendance absolue, qui gardait la tête froide même quand les péripéties des turbulentes années 70 débordaient sur la salle. Libéral de tempérament, il adorait suivre l'actualité politique, mais observait envers tous les partis une distance de bon aloi teintée de cynisme.

En 1968, j'ai reçu un scoop énorme: des rapports de recherche de la commission Laurendeau-Dunton démontrant que les francophones étaient victimes de discrimination. L'information allait alimenter les indépendantistes et déplaire aux pouvoirs, mais Sisto, alors directeur de l'information, n'hésita pas une seconde. Fort de sa popularité dans la salle, il pouvait défier n'importe qui. Il me donna le temps nécessaire pour rédiger la série d'articles, et la publia en manchette pendant cinq jours.

Il suivait de près tout ce qui se passait dans les quotidiens du monde entier et avait noté le succès de la formule des «columnists» américains. Venant à bout des résistances du syndicat, qui y voyait un accroc au principe d'égalitarisme, Sisto nomma, en 1980, un premier columnist, Pierre Foglia. Ensuite ce fut moi, puis d'autres...

Hélas, il allait bientôt nous quitter. La grève de 1977, déclenchée pour des motifs futiles auxquels se mêlait le ressentiment d'une partie de la salle contre son leadership autoritaire, l'avait affaibli. Le nouvel éditeur, Roger Landry, souhaitait confier la rédaction à un homme de son choix.

Resté dans le giron de Gesca, Sisto devint éditeur du Nouvelliste, mais il ne se remit jamais de cette éviction. La blessure était si profonde qu'il évita jusqu'à la fin de sa vie tout contact avec ceux qui lui rappelaient ces merveilleuses années où il vivait en symbiose avec son journal adoré.

J'ai souvent regretté de ne pas avoir remercié, de leur vivant, d'anciens profs ou d'anciens patrons pour ce qu'ils m'avaient donné. Dans un chapitre d'un livre que j'ai publié récemment (L'esprit de contradiction), je racontais comment je devais à Sisto d'être devenue columnist. Je voulais lui envoyer le bouquin, mais j'ignorais son adresse (il s'était retiré dans les Cantons-de-l'Est). Et puis, bêtement, j'ai remis la chose au lendemain... Trop tard, Jean, mais merci.