Cessons de pervertir le sens des mots! Contrairement à ce qui se dit presque partout, ce qui s'est passé en Égypte n'est pas une révolution - la révolution supposant un bouleversement profond -, c'est une révolte réussie. Réussie dans la mesure où l'unique revendication à court terme avancée par les manifestants, soit le départ de Moubarak, a été satisfaite.

Peut-être cette révolte sera-t-elle suivie d'une révolution, mais pour l'instant, rien n'a changé, sauf que le pays vit sous la loi martiale! Le parlement a été dissous, et les grèves, interdites. Le pouvoir est aux mains d'un Conseil militaire suprême qui gouvernera par décrets.

Ce conseil est formé de militaires qui sont tous d'anciens fidèles de Moubarak, et de la même génération. Le président du Conseil, le ministre de la Défense Mohammed Hussein Tantawi, en poste depuis 1991, a 75 ans. Un autre personnage de premier plan, Omar Souleimane, a 74 ans, et lui aussi vient du sérail... en plus d'avoir été pendant 18 ans, jusqu'à sa récente nomination comme vice-président, le chef des services de renseignements - autrement dit, le maître d'oeuvre du système de délation et de torture contre lequel la place Tahrir se rebellait. Si c'est ce qu'on appelle du changement... Se serait-on réjoui si Beria avait remplacé Staline?

Nul ne sait où mènera la période de transition censée se clore par des élections dont la date n'est pas fixée.

Et pour finir, le seul candidat plus ou moins déclaré à la présidentielle, parmi l'opposition séculière, est Mohamed ElBaradei, un haut fonctionnaire onusien de 68 ans qui ne vit plus en Égypte depuis 30 ans, et qui a passé les 12 dernières années à Vienne... sauf quand il se prélassait dans sa maison de campagne du Gers, dans le sud-ouest de la France!

Ce sont les pressions de l'armée plutôt que les clameurs de la rue qui ont convaincu Moubarak de partir. Les militaires l'ont sacrifié pour conserver leur pouvoir, car ils sont les vrais maîtres du pays. Tant Moubarak que Sadate et Nasser étaient des officiers de haut rang de l'armée. En fait, l'armée égyptienne est bien davantage qu'une force militaire, c'est un puissant consortium économique qui possède une grande partie de la richesse du pays.

Si, des élections promises, émergeait un gouvernement démocratique qui réclamerait la redistribution des ressources détenues par l'armée, l'affrontement serait inévitable, car les intérêts en jeu sont considérables. Une autre possibilité serait que les militaires négocient avec les islamistes le partage des pouvoirs: aux premiers la gouvernance du pays, aux seconds la direction des moeurs...

Mais n'anticipons pas. Une assemblée (dont les membres ne sont pas encore nommés) devra réviser la constitution. C'est à ce stade que l'on verra si l'Égypte s'oriente vers la modernité ou vers l'intégrisme.

Dans ce paysage où les seules forces organisées sont l'armée et les Frères musulmans, les politiciens «laïques» pèsent très peu lourd. ElBaradei, l'ancien chef de l'Agence internationale de l'énergie atomique, est discrédité à l'avance par son manque d'enracinement dans le pays. Il ne pourra pas se débarrasser de son image trop pro-occidentale, même s'il a récemment multiplié les courbettes à l'endroit des islamistes en soutenant que les Frères musulmans «comptent d'innombrables professeurs d'université (sic)» et se seraient prononcés «en faveur d'un État laïque (resic!)».

Un autre candidat potentiel à la présidence serait Amr Moussa, 75 ans lui aussi. Actuellement secrétaire général de la Ligue arabe, il a été ministre des Affaires étrangères de 1991 à 2001. Contrairement à ElBaradei, Moussa est un politicien populaire, en raison notamment de ses critiques féroces contre la politique d'Israël et des États-Unis à l'endroit des Palestiniens.