«Nous jouions au soccer, nous parlions de soccer, nous vivions pour le soccer, nous adorions le soccer. « Pendant près d'un quart de siècle, le coeur de l'île-prison de Robben Island, où était emprisonné Nelson Mandela, a battu au rythme d'une ligue de soccer intramurale. Notre envoyé spécial en Afrique du Sud, Jean-François Bégin, a rencontré deux anciens joueurs.

Dans l'imaginaire populaire, on associe spontanément Robben Island à Nelson Mandela. L'icône du mouvement anti-apartheid a croupi pendant près de deux décennies dans l'Alcatraz sud-africain. Mais Mandela n'était pas seul dans son île: entre le début des années 60 et la fermeture de la prison, en 1990, des milliers d'opposants au régime raciste ont été emprisonnés sur ce bloc rocheux battu par les vents de l'Atlantique, au large du Cap.

Des opposants comme Mark Shinners et Tony Suze. Les deux hommes, aujourd'hui dans la soixantaine, ont passé toute leur vie de jeunes adultes sur Robben Island: pas loin de 35 ans à eux deux. Mais comme beaucoup de leurs compagnons d'infortune, ils sont sortis indemnes de l'épreuve grâce à un sport qui fait beaucoup parler de lui ces jours-ci en Afrique du Sud: le soccer.

Porté par des clubs légendaires, tel Orlando Pirates, établi dans Soweto au milieu des années 30, le ballon rond est depuis longtemps immensément populaire chez la population noire d'Afrique du Sud. Alors quand des joueurs aussi habiles que Shinners et Suze ont été condamnés à de lourdes peines de prison pour leurs activités séditieuses, au milieu des années 60, ils se sont vite lassés de devoir jouer au foot avec une balle d'étoffe dans leurs cellules communes. Une campagne visant à convaincre les autorités carcérales de reconnaître aux détenus le droit de pratiquer leur sport favori s'est rapidement mise en branle.

Il a fallu trois longues années de combat pour venir à bout des résistances des gardiens. De ces efforts est né ce qui allait devenir la Makana Football Association (MFA), nommée en l'honneur d'un prophète-combattant xhosa (l'ethnie de Mandela) mort noyé en tentant de s'échapper de Robben Island, où il avait été exilé par les Britanniques au début du XIXe siècle.

Des clubs - neuf, à l'apogée de la MFA - ont été fondés, avec des équipes dans pas moins de trois divisions. Un véritable terrain a été aménagé. Des maillots ont été commandés dans des magasins du Cap. Des arbitres et des préposés aux premiers soins ont été formés. Un comité de discipline a vu le jour pour trancher les litiges. Bref, une véritable fédération sportive - reconnue à titre honoraire par la FIFA, en 2007 - était née, dans le plus improbable des lieux.

Tous les samedis, le coeur de l'île-prison battait au rythme des affrontements entre Manong FC, Gunners, Bucks et compagnie. «La Makana Football Association est devenue un mode de vie pour la communauté des joueurs de soccer - et pour la population de Robben Island en général. Nous jouions au soccer, nous parlions de soccer, nous vivions pour le soccer, nous adorions le soccer, raconte Tony Suze. Le soccer est devenu l'instrument qui nous a permis de garder l'esprit clair et nous a rapprochés d'un mode de vie que nous pouvions comprendre. Il a fait disparaître l'absurdité de notre situation et nous a redonné le contrôle. Quand nous jouions au soccer, nous étions des hommes libres. Personne ne venait nous dire quoi faire.»

En fait, les ex-prisonniers peinent à imaginer ce qu'aurait été la vie à Robben Island sans le soccer. «Ça aurait été difficile, dit Shinners. Les autorités ne cachaient pas leur désir de nous écraser. Je ne sais pas comment on aurait pu survivre à long terme en prison dans ce genre de conditions. C'est une des raisons pour lesquelles on s'est tellement battu (pour le soccer). Si tu te tiens debout, tu n'es plus un prisonnier anonyme, un numéro. On leur a fait comprendre que la prison ne nous changerait pas, qu'on ne cirerait pas leurs souliers.»

Pour l'historien américain Chuck Korr, coauteur de More Than Just A Game, un livre consacré à l'histoire de la MFA, «c'est au fond une histoire très simple. Des gars qui pratiquaient un sport pas compliqué en ont fait un moyen d'assurer leur propre survie.»

Une école de vie

J'ai rencontré Suze et Shinners chez ce dernier, à Atteridgeville, un township à la limite ouest de Pretoria, où vivent aujourd'hui des familles de la classe moyenne inférieure. Son petit bungalow de brique, immanquable avec son toit vert, est situé à un jet de ballon du stade où la Mannschaft allemande effectue ces jours-ci ses derniers ajustements en vue du Mondial - et où l'équipe nationale sud-africaine, les Bafana Bafana, a défait le Danemark 1-0 en match préparatoire, samedi.

Les deux hommes ont grandi dans ce quartier, d'où est issu un joueur légendaire en Afrique du Sud, Steve «Kalamazoo» Mokone, premier Noir du pays à évoluer dans les grands championnats européens, dans les années 50. «Au temps de l'apartheid, on jouait au soccer ici, mais à Pretoria, ils avaient du soccer professionnel très organisé, avec des matchs contre des équipes comme Tottenham, Benfica, Real Madrid ou Preston North End, raconte Suze. Nous pouvions assister aux matchs (dans des gradins séparés de ceux des Blancs) et intégrer ça dans notre jeu ici dans le township.»

Ces enseignements ont éventuellement été repris dans Robben Island. Mais le soccer est devenu bien plus qu'une façon de prendre l'air autrement qu'en cassant des cailloux dans la carrière de l'île. En forçant les détenus à régler eux-mêmes les nombreux différends qui n'ont pas manqué de surgir - en prison comme en dehors, l'arbitrage fait rarement l'unanimité... - il est devenu une véritable école de vie pour toute une génération d'activistes, dont certains, tel Jacob Zuma, autrefois capitaine des Gunners et aujourd'hui président de l'Afrique du Sud, façonnent encore l'histoire du pays.

«Les expériences que nous avons eues sur l'île ont influencé les négociations, les compromis et la recherche de consensus (qui ont marqué la fin de l'apartheid), dit Shinners. Ce sont des choses que nous avons apprises dans l'île.»

Bâtir l'unité

En fait, c'est peut-être la caractéristique la plus importante du soccer sur Robben Island: sa capacité de regrouper derrière une cause commune des hommes aux idées souvent divergentes, de l'ANC de Mandela aux communistes en passant par les radicaux du Congrès panafricain. «Le soccer transcendait les divisions politiques ou culturelles, dit Suze. C'était un sport que nous partagions tous, adversaires comme collègues. Le soccer a uni les prisonniers d'une manière inimaginable.»

J'ai repensé à ma conversation avec les deux ex-prisonniers politiques, hier midi, quand je me suis retrouvé en plein coeur de la manifestation d'appui aux Bafana Bafana, dans le quartier d'affaires de Sandton, où est établie l'équipe sud-africaine pour la durée de la Coupe du monde.

Autour de notre voiture immobilisée dans la marée humaine et noyée dans le tintamarre des vuvuzelas, les tonitruantes trompettes de carnaval indissociablement liées au soccer en Afrique du Sud, des visages de toutes les couleurs, du blanc pâle au noir le plus foncé, me souriaient et se souriaient. Mais il n'y avait qu'une seule couleur qui comptait: le jaune des Bafana Bafana qu'à peu près tout le monde portait. «Je ne connais rien au soccer, m'a dit Kirsten Smith, une mère de famille venue avec son garçon de 5 ans et sa fille de 3 ans. Mais je tenais à être ici. Le sport est le plus grand des unificateurs.»

Ce n'est pas une panacée aux maux de l'Afrique du Sud, certes. Comme l'a souligné l'autre jour le défenseur Matthew Booth, seul Blanc des Bafana Bafana, les événements sportifs ont tendance à rassembler les gens pendant la compétition, mais ensuite, «certains repartent dans les townships et d'autres dans les (riches) banlieues» blanches.

N'empêche: pour le prochain mois, l'esprit de Robben Island semble bien parti pour régner en Afrique du Sud. C'est déjà pas mal.

Photo: Masimba M Sasa

Tony Suze (à gauche) et Mark Shinners ont passé toute leur vie de jeunes adultes sur Robben Island, l'Alcatraz sud-africain. Mais ils sont sortis indemnes de l'épreuve grâce au soccer.