Il y a belle lurette que la F1 ne choisit plus ses escales en fonction de l'intérêt et de la passion que le sport suscite au sein de la population locale. Si c'était le cas, les monoplaces tourneraient encore sur le circuit Gilles-Villeneuve l'été prochain, tandis que les dirigeants du grand cirque ne songeraient même pas à s'arrêter dans des pays comme la Chine ou Bahreïn, où il laisse les autochtones profondément indifférents.

En 30 ans à Montréal, le Grand Prix du Canada s'est avéré un succès populaire remarquable. On peut bien débattre jusqu'à plus soif de la valeur réelle des retombées économiques que générait la course. On peut déplorer la pollution (moins grande qu'on pense) produite par les bolides de Lewis Hamilton et consorts. On peut ne pas être friand des «racing poupounes» siliconées qui peuplaient la rue Peel lors des Grands Prix, ou encore ne pas apprécier le matérialisme débridé qu'incarne la F1.

On peut, on peut. Mais le fait est que depuis la froide journée d'octobre 1978 où 72632 spectateurs se sont entassés dans l'île Notre-Dame pour assister à la première victoire de Gilles Villeneuve, la passion des Québécois pour la F1 ne s'est jamais démentie. Encore cette année, le Grand Prix a attiré 121000 spectateurs le jour de la course. Mettons que c'est plus populaire que le Festival de la Grosse Bûche de Saint-Raymond (lui-même probablement plus populaire que le GP de Bahreïn).

Mais voilà, Bernie va là où le dollar le mène. Et comme il n'a pas encore épuisé la réserve de pigeons prêts à payer des montants démentiels pour avoir le plaisir d'entendre rugir les Ferrari et McLaren (Singapour cette année, Abou Dhabi en 2009, la Corée-du-Sud en 2010, l'Inde en 2011 et la Russie n'est probablement pas loin derrière), il peut se permettre de tourner le dos aux marchés qui ont fait sa fortune.

Le modèle économique de la F1 n'est pas très compliqué: le promoteur local prend tous les risques, tandis que Bernie Ecclestone et Formula One Administration Limited (FOAL) empilent tranquillement les millions.

La redevance exigée du promoteur (elle était de 31,4 millionsen 2009 dans la proposition d'Ecclestone, avec indexation annuelle de 5% portant la somme à 38,2 millions à l'échéance du contrat, en 2013) ne représente qu'une partie des revenus du grand argentier de la F1. Il empoche aussi les recettes des publicités en bordure du circuit et des loges corporatives situées dans le paddock (le fameux «Paddock Club»). Ça représente de 16 à 20 millionsadditionnels par an, selon les documents présentés par les gouvernements, hier.

Le promoteur, lui, doit se débrouiller avec les recettes aux guichets, la publicité non visible depuis la piste et les ventes de casquettes et autres bébelles sur le site.

Si ça ressemble à un marché de dupes, c'est que c'en est un. Ce n'est pas pour rien que Normand Legault a fini par se lasser, que Guy Laliberté et George Gillett ont dit non merci... et que le gouvernement de l'État de Victoria, qui organise à Melbourne le GP d'Australie, se retrouve avec des pertes cumulatives de 150 millionsdepuis 12 ans.

Et ce n'est pas pour rien que Gérald Tremblay, Raymond Bachand et Michael Fortier, après avoir fait à Ecclestone une proposition financièrement responsable que le vieux grigou a rejetée du revers de la main, ont débranché hier le Grand Prix du Canada du respirateur qui le maintenait en vie.

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Deux raisons expliquent la quête effrénée de nouveaux marchés de la F1. D'abord, l'âge avancé de Bernie Ecclestone, qui ne sera plus là pour constater la dévastation qu'il aura laissée dans son sillage. Ensuite, la volonté des véritables propriétaires de la F1, la firme CVC Capital Partners, de dégager au plus vite des rendements maximaux pour financer la dette de près de trois milliardsencourue pour acquérir ce jouet coûteux, il y a trois ans. Quand on doit payer des intérêts annuels de 283 millions (c'est ce que rapportait cette semaine le Guardian de Londres), on va vers le plus offrant. Et tant pis pour Montréal.

Cette fuite vers l'avant est pourtant un calcul à courte vue et pourrait mener la F1 droit dans le mur. À force d'abandonner ses marchés traditionnels - les États-Unis ont jeté l'éponge l'an dernier, la France ne reviendra pas l'an prochain - le sport court le risque d'aliéner ses fans les plus irréductibles.

Un pari dangereux, surtout que l'expansion vers l'Asie pourrait bien finir en queue de poisson: on apprenait cette semaine que la Chine, qui a pourtant investi des centaines de millions pour bâtir un superbe circuit à Shanghai, pourrait se retirer après 2010. «On aimerait bien faire nos frais», a dit un responsable chinois.

Une exigence raisonnable, sauf dans le monde tordu de la F1 et de Bernie Ecclestone.