C’était le 26 septembre 2005. Je m’en souviens comme si c’était hier. On avait déroulé le tapis rouge sous ses pieds. Des Libyennes dansaient à son passage. Des politiciens et des entrepreneurs québécois faisaient des courbettes en lui servant du « Votre Excellence ».

Saïf al-Islam pouvait bien être le fils de l’un des pires despotes de la planète, tout le gratin se bousculait pour assister à son vernissage, au marché Bonsecours, dans le Vieux-Montréal.

PHOTO ADEM ALTAN, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Manifestation anti-Kadhafi devant l’ambassade de la Libye à Ankara en août 2011, un mois avant que le tyran en fuite ne soit capturé et tué par les rebelles.

Tout cela dégoulinait d’hypocrisie.

Je me souviens des gens importants qui s’extasiaient, un verre à la main, devant les toiles — le mot « croûtes » aurait été plus approprié — du fils de Mouammar Kadhafi.

Ce soir-là, Jacques Lamarre, alors PDG de SNC-Lavalin, m’avait déclaré sans ciller que Kadhafi, qui dirigeait son pays d’une poigne de fer depuis 1969, était un « grand, grand démocrate ».

Rien de moins.

Les Libyens devaient se réjouir des investissements dans leurs infrastructures, avait ajouté M. Lamarre, toujours sans le moindre cillement de paupière. « Au lieu d’enrichir une élite, [le régime libyen] a tout mis ça dans la population. »

Tout… sauf peut-être quelques dizaines de millions ici et là, allait-on apprendre des années plus tard.

Il faut bien en garder un peu pour la famille.

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L’enquête a été longue. Il aura fallu du temps et des efforts, mais dimanche, un ancien dirigeant de SNC-Lavalin a été reconnu coupable de fraude, de corruption d’agent public étranger, de recyclage des produits de la criminalité et de possession de biens volés.

Sami Bebawi, ancien vice-président de la firme, a participé au versement de millions de dollars en pots-de-vin à Saadi Kadhafi, un autre fils du dictateur libyen.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Sami Bebawi, ancien vice-président directeur de SNC-Lavalin, jugé coupable dimanche de tous les chefs d’accusation qui pesaient sur lui

Entre autres bakchichs, Sami Bebawi a offert à Saadi Kadhafi un yacht de 25 millions. En avril, il a raconté à un enquêteur que Jacques Lamarre était parfaitement au courant de cette charitable offrande : « Criss, il le savait, il l’a approuvé ! »

Lors de son procès, Sami Bebawi s’est présenté comme un bouc émissaire, qui ne faisait qu’appliquer les méthodes de la firme pour obtenir des contrats à l’étranger. Des méthodes éprouvées qui ne semblaient déranger personne, bien au contraire.

Elle-même accusée de fraude et de corruption en tant que personne morale, SNC-Lavalin aura son procès l’an prochain. La firme se distanciera de Sami Bebawi, en faisant valoir qu’il agissait seul dans son coin, à l’insu des grands patrons.

On verra bien ce qu’en dira la justice.

Reste que pour brasser des affaires en Libye, SNC-Lavalin, comme toutes les sociétés étrangères, devait jouer selon les règles établies par Mouammar Kadhafi.

Les patrons de la firme, implantée en Libye depuis un quart de siècle, pouvaient difficilement ignorer les pratiques de ce régime corrompu jusqu’à la moelle.

On versait quelques millions aux bonzes du régime. En retour, on obtenait des projets qui valaient des milliards. Et voilà. Tout le monde était content.

En 2009, le département d’État américain a qualifié la Libye de « kleptocratie dans laquelle le régime […] a une participation directe dans tout ce qui vaut la peine d’être acheté, vendu ou possédé », dans un câble révélé par WikiLeaks.

SNC-Lavalin faisait des affaires d’or. Il y a eu la « Great Man-Made River », mégaprojet qui consistait à pomper l’eau de la nappe aquifère, sous le désert du Sahara, pour l’acheminer jusqu’aux villes côtières assoiffées.

Puis, il y a eu des plans pour une nouvelle prison, un nouvel aéroport, une nouvelle unité d’ingénierie civile et militaire.

Tout le monde était content.

Tout le monde, sauf les Libyens.

Un jour, les Libyens en ont eu marre. Marre de la terreur, des exactions, de la corruption rampante.

Ils se sont soulevés en 2011, à la faveur du Printemps arabe. Saïf al-Islam, celui-là même qu’on avait gavé de petits fours à Montréal, a juré que le régime de son père écraserait ces « rats » jusqu’au dernier. Il a promis des « rivières de sang ».

C’est à ce moment-là que le vent a tourné pour Saïf al-Islam, pour son frère Saadi, pour leur dictateur de père… et pour SNC-Lavalin.

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Je suis allée en Libye à deux reprises, avant et après la chute de Kadhafi. Autant dire que j’ai visité deux pays différents.

La première fois, c’était en 2005, pour faire un reportage sur la réhabilitation d’un paria planétaire.

Après trois décennies d’isolement, la Libye se disait prête à réintégrer le concert des nations, dans l’honneur et (surtout) l’enthousiasme des multinationales alléchées par les promesses de contrats dans ce pays riche en pétrole.

Sur le terrain, disons que l’ouverture annoncée n’était pas évidente. Les 6 millions de Libyens demeuraient étouffés par l’un des régimes les plus répressifs de la planète. La peur suintait de partout. Les Libyens ordinaires hésitaient à se confier à moi.

La deuxième fois, c’était en 2012. La Presse m’avait dépêchée en Libye sur la trace des millions manquants.

À l’époque, on savait que SNC-Lavalin avait versé 22,5 millions en pots-de-vin, mais on ignorait à quelle fin. Comme l’argent avait transité en Tunisie, on présumait que les contrats avaient été obtenus dans cette région du monde.

Toujours est-il que j’ai débarqué dans une tout autre Libye. La peur avait disparu en même temps que le dictateur.

Elle avait été remplacée par la colère. Les Libyens pouvaient enfin dire tout le mal qu’ils pensaient du clan Kadhafi… et des entreprises étrangères qui lui graissaient allègrement la patte.

SNC-Lavalin en menait large au pays. C’était « la firme de Saadi », m’avait confié un ingénieur libyen. Elle avait été imposée au peuple et pouvait faire ce que bon lui semblait.

Je n’ai pas retrouvé la trace des 22,5 millions. On m’avait envoyée fouiller beaucoup trop loin : l’argent avait servi à truquer l’appel d’offres du Centre universitaire de santé McGill, à Montréal…

N’empêche, des millions, SNC-Lavalin en a dépensé plus d’une centaine pour obtenir des contrats en Libye. Et les victimes de cette vaste fraude, on l’oublie trop souvent, sont les Libyens eux-mêmes.

D’abord, parce qu’ils ont payé beaucoup trop cher pour des contrats publics réalisés par la firme québécoise.

Ensuite, parce que la richesse que Kadhafi a accumulée grâce aux pots-de-vin des sociétés étrangères lui a sans doute permis de durcir un peu plus sa poigne sur le pays.

C’est pour ça que j’ai croisé tous ces Libyens en colère. Aucun d’eux, cependant, n’a cru bon mentionner au passage que Kadhafi avait été un grand, grand démocrate.