Une place s’était libérée à la clinique Caméléon, spécialisée dans le traitement de patients aux prises avec des dépendances. L’adjointe de la Dre Marie-Ève Morin avait donc entrepris d’appeler les patients inscrits sur la liste d’attente.

Le premier patient avait trouvé un médecin. Le second, Frédéric, était un jeune opiomane. C’est sa mère qui a répondu.

« Qui veut parler à Frédéric ?

– C’est l’adjointe de la Dre Morin, à la clinique Caméléon. On a une place pour lui.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

La Dre Marie-Ève Morin veut sauver la clinique Caméléon, qui offre une prise en charge globale des patients toxicomanes. « J’ai investi 450 000 $. Je n’ai jamais fait un sou ; je suis déficitaire depuis quatre ans », se désole-t-elle.

– Vous appelez trop tard. Il est décédé… »

C’était il y a environ un an. Marie-Ève Morin a eu un choc quand son adjointe lui a raconté cette histoire. Mais elle n’était pas vraiment surprise. « Les opiomanes, si on ne les prend pas en charge rapidement, ils meurent », dit-elle.

Et ils sont de plus en plus nombreux à mourir. Entre avril 2018 et juin 2019 seulement, 544 morts liées à une intoxication aux opioïdes ou à d’autres drogues ont été recensées au Québec.

À l’angle de la rue Sherbrooke et de l'avenue Papineau, la clinique Caméléon ne fournit pas à la demande.

Le besoin est vraiment là. On reçoit des appels chaque jour pour prendre de nouveaux patients. C’est fou ! Ça me fend le cœur de devoir les refuser.

La Dre Marie-Ève Morin

Alors que la crise des opioïdes prend de l’ampleur au Québec, il me semble qu’on devrait tout faire pour soutenir cette clinique, une bouée de sauvetage pour ceux qui sombrent dans l’abîme.

Mais ce n’est pas ce qui se passe. Marie-Ève Morin n’a aucun soutien. Zéro subvention. Rien. Faute de moyens, sa petite clinique risque elle aussi de faire naufrage.

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Cette perspective fait frissonner Martine Denis, patiente de longue date de la Dre Morin. « Je n’y pense même pas ; ça me stresse. »

À 44 ans, Mme Denis a tout connu. La drogue, la rue, la prison, la prostitution, la violence conjugale.

Pour les intervenants qui sont passés dans sa vie, elle était un cas lourd, une cause perdue. « Les organismes ne voulaient plus m’aider. J’étais trop fuckée. »

En 2007, Mme Denis est tombée sur la Dre Morin, qui l’a traitée pour une hépatite C. « Elle n’était pas comme les autres docteurs. Il y a eu une chimie entre nous. Elle m’a dit qu’elle ne me laisserait jamais tomber. »

La clinique Caméléon offre une prise en charge globale des patients toxicomanes. « On ne s’occupe pas juste des dépendances », explique la Dre Morin, mais aussi des maladies physiques et des troubles de santé mentale, dont souffrent la majorité des toxicomanes.

« Des TDAH sont soulagés par le speed, la coke, le crack. Des troubles d’anxiété sont soulagés par l’alcool. Si on ne traite pas la maladie, on ne peut pas demander au patient d’arrêter de consommer. Ça ne marche pas. »

C’est ainsi grâce à la Dre Morin que Mme Denis a découvert, dans la trentaine, qu’elle souffrait d’un trouble schizo-affectif.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Martine Denis, patiente de la clinique Caméléon

Je pensais que j’étais normale. Je pensais que tout le monde entendait des voix. C’est un peu pour ça que je me suis gelée. Je n’étais pas bien, j’étais angoissée.

Martine Denis, patiente de la clinique Caméléon

Souvent, quand sa patiente quittait la clinique, Marie-Ève Morin croyait ne jamais la revoir. « Je pensais qu’elle allait mourir d’une surdose. »

Martine Denis n’a pourtant jamais raté un rendez-vous. Elle se souvient d’être affalée sur une chaise, dans la salle d’attente, après deux semaines passées dans la rue. « Ça faisait je ne sais pas combien de jours que je n’avais pas mangé. Marie-Ève m’a soignée pareil. J’avais faim, elle m’a donné un sandwich et un yogourt. »

« Je ne voulais pas qu’elle reparte tout de suite tellement elle était intoxiquée », se souvient la Dre Morin.

Aujourd’hui, Martine Denis va mieux. Elle n’a pas consommé depuis « un an et deux mois ». Elle habite un appartement minuscule avec ses deux chats. « C’est l’une des patientes dont je suis le plus fière », confie la Dre Morin.

« C’est incroyable qu’elle soit encore en vie. »

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Marie-Ève Morin, 41 ans, a compris qu’elle ne pouvait plus continuer comme ça lors de sa dernière visite chez le comptable.

« Qu’est-ce que tu fais ? Où t’en vas-tu avec ça ? Tu t’en vas vers une faillite », l’a-t-il prévenue.

Elle avait placé toutes ses économies dans sa clinique, qu’elle a ouverte en 2015. « J’ai investi 450 000 $. Je n’ai jamais fait un sou ; je suis déficitaire depuis quatre ans. »

Depuis, deux médecins ont quitté le navire. Pour réduire ses frais, la Dre Morin a été forcée d’abolir deux postes d’infirmières. Elle fonctionne désormais avec le strict minimum : son adjointe.

Elle n’a « que » 700 patients, mais ce ne sont pas des patients « ordinaires », qui se contentent d’une visite de routine annuelle. Ils sont plus exigeants. Ils prennent plus de temps.

Et ils ne sont pas payants.

Un patient qui sort de prison, qui a l’hépatite C, qui est bipolaire sans le savoir, pour le système, ça compte pour deux patients, dit-elle. Deux seulement. Je pense que ça devrait compter pour six ou sept !

La Dre Marie-Ève Morin

Fondateur de la clinique Nouveau Départ, le Dr Jean-Pierre Chiasson connaît bien Marie-Ève Morin ; c’est lui qui l’a formée. Le vétéran de 77 ans connaît aussi trop bien les problèmes de sa collègue.

« Les médecins spécialisés en toxicomanie sont les moins bien payés du système, dit-il. Un rendez-vous prend trois quarts d’heure et c’est payé comme si le médecin venait de soigner une grippe… »

Le Dr Jean Robert, cofondateur du Centre Sida Amitié de Saint-Jérôme, fait le même constat. Ancien chef du département de santé communautaire à l’hôpital Saint-Luc, il regrette surtout que le système de santé se soit bureaucratisé, au fil des ans, au point d’en perdre toute humanité.

« Les junkies ne portent pas de pancartes et surtout, ils ne votent pas. Ils n’ont aucune valeur sociale ou politique. Ils sont une nuisance. Sur le terrain, les organismes souffrent de l’indifférence et du mépris que le système manifeste à leur égard. Ce sont ces organismes, pourtant, qui font la job et sauvent des vies. »

C’est cette indifférence du système qui risque de couler la clinique Caméléon, dit le Dr Robert. « Si on ne la soutient pas, elle va fermer. » Et tout le monde regardera ailleurs. « Exactement comme un toxicomane qui meurt de surdose ; on n’en parle pas, ça ne compte pas. »

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Le CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal a proposé à la Dre Morin d’intégrer un Groupe de médecine familiale (GMF) afin de « pérenniser » sa pratique. « En se joignant à un GMF existant, Dre Morin pourra ainsi continuer de dispenser ses services à sa clientèle, à l’intérieur d’un cadre qui offre une large gamme de services », explique-t-on.

Marie-Ève Morin refuse toutefois d’intégrer un GMF. Ce qu’elle veut, c’est sauver la clinique Caméléon, avec ses couleurs, son approche et sa clientèle vulnérable.

Notre système de santé prône les grosses structures : les GMF, les cliniques réseau, les hôpitaux. Il n’y a rien pour les cliniques thématiques.

La Dre Marie-Ève Morin

Elle sollicitera bientôt une rencontre avec la ministre de la Santé, Danielle McCann, pour lui proposer de mettre sur pied un projet-pilote. Elle est convaincue que l’approche globale offerte à la clinique Caméléon aurait avantage à être reproduite ailleurs au Québec. Et que le modèle pourrait sauver des vies.

Pour l’instant, c’est sa clinique que la Dre Morin espère sauver. Elle se donne un an pour le faire. Si elle échoue, elle fera autre chose. De la musique, sans doute, sa « drogue numéro un ». On la connaît, dans le milieu de la musique électronique, sous le nom de DJ Lady Kam.

La docteure rebelle accrochera alors son stéthoscope pour de bon. « Je ne me suis jamais sentie à ma place en médecine, sauf dans ma clinique, confie-t-elle. C’est comme s’il n’y avait pas de place pour nous, dans le système. On est trop marginal. On ne rentre pas dans leurs cases. »