« Vous n’écoutez pas les femmes autochtones ! »

C’est le cri du cœur qu’a lancé Deborah Einish quand elle a appris qu’aucune accusation ne serait déposée contre un policier qui l’aurait droguée et violée à la sortie d’un bar de Schefferville, il y a près de 40 ans.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

« Au-delà des grands principes, le juge Viens a rendu un rapport clair et précis, fait de 142 “appels à l’action” réalistes et… réalisables. Cette fois, les dirigeants n’ont pas d’excuses », écrit notre chroniqueuse Isabelle Hachey.

Le juge Jacques Viens, lui, a pris le temps d’écouter. L’histoire de Deborah Einish, une Innue, et celle de 764 autres témoins. Aux quatre coins du Québec, pendant les deux années qu’a duré son enquête, le juge Viens n’a fait que cela : écouter.

Hier, il a remis son rapport. C’était à notre tour de tendre l’oreille. Ce qu’il avait à nous dire est douloureux.

Nous sommes « collectivement responsables » de la faillite des services publics québécois à répondre aux besoins des autochtones.

Responsables, parce que « nous avons laissé les préjugés et la peur de l’autre prendre le pas sur notre humanité ».

Et parce que « nous avons préféré détourner le regard en constatant les effets délétères de certaines de nos actions ».

Les mots sont durs. Ils secouent. Mais… pour combien de temps ?

Comment ne pas craindre que ce énième « rapport accablant » sur les injustices infligées aux autochtones rejoigne les autres sur l’étagère empoussiérée de notre indifférence ?

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Des 500 pages du rapport Viens, seules quelques lignes sont consacrées aux femmes algonquines qui ont soutenu avoir été maltraitées par des agents de la Sûreté du Québec (SQ) à Val-d’Or, déplore l’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador.

Ce sont pourtant les témoignages de ces femmes, relayés par Radio-Canada, qui ont été la « bougie d’allumage » de cette commission d’enquête, a reconnu Jacques Viens.

Mais le juge à la retraite n’a censuré personne. Au contraire, il a laissé toute latitude aux témoins qui ont défilé devant lui. Il n’avait pas l’intention d’appliquer les règles d’interrogatoires et de contre-interrogatoires propres à une cour de justice ; il serait vite arrivé au même cul-de-sac que les agents du SPVM dépêchés à Val-d’Or pour faire enquête sur leurs collègues de la SQ.

C’est que même avec la meilleure volonté du monde, il est impossible de prouver un crime quand les témoignages s’embrouillent, quand le passage du temps a effacé les souvenirs.

Non, le juge Viens ne pouvait faire autrement que d’aller au-delà des « évènements de Val-d’Or ». De ratisser large, beaucoup plus large, pour jeter une lumière crue sur la « discrimination systémique » dont sont victimes les autochtones qui doivent composer non seulement avec la police, mais aussi avec la DPJ, avec les services carcéraux, avec les systèmes de santé et de justice.

Ce qu’il a découvert fait frémir… comme chaque fois qu’une commission d’enquête se penche sur le sort des Premières Nations et des Inuits au Québec ou au Canada.

Les ratés du système sont connus : surreprésentation des autochtones dans les prisons ; délais considérables dans l’appareil judiciaire ; conditions de détention atroces au nord du 55e parallèle ; enfants arrachés à leurs parents sans considération pour les coutumes des communautés…

Les causes sont tout aussi bien connues. Les rapports inégaux instaurés par nos politiques colonialistes ont « dépossédé les peuples autochtones des moyens susceptibles de leur permettre d’assumer leur propre destin », écrit Jacques Viens.

Et les solutions ? Archiconnues, elles aussi. L’attitude paternaliste des autorités envers les autochtones doit cesser, une fois pour toutes, exhorte le commissaire.

Pour ça, le gouvernement du Québec doit leur accorder une reconnaissance plus que symbolique. Il doit « aménager un véritable espace de collaboration, de nation à nation ».

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Ce ne sont pas que des paroles creuses.

Au-delà des grands principes, le juge Viens a rendu un rapport clair et précis, fait de 142 « appels à l’action » réalistes et… réalisables.

Cette fois, les dirigeants n’ont pas d’excuses.

Le juge Viens plaide notamment pour la création d’un programme de justice communautaire, « clé de voûte d’une véritable gouvernance autochtone en matière de justice ».

Il ne s’agit pas de mettre en place une justice parallèle, assure le juge Viens, mais d’alléger « un système surchargé, qui ne parvient pas à répondre à la demande ».

Le système de protection de la jeunesse, quant à lui, est imposé aux autochtones sans tenir compte de leur conception de la famille ni de leur culture.

Ce système qui a déchiré tant de familles rappelle le sombre chapitre des pensionnats, souligne le rapport. « Il paraît nécessaire et urgent que le contrôle exercé par les représentants de l’État soit réduit. »

Bien sûr, des solutions ont été proposées au cours des dernières années par toute sorte de gens de bonne volonté.

Mais ces solutions ont été guidées par une approche à la pièce. Trop souvent, il s’agissait de projets-pilotes ou de programmes qui finissaient par avorter, faute de budget récurrent.

Pour le juge Viens, ces mesures à la petite semaine « trahissent encore l’idée que l’État québécois sait mieux que les peuples autochtones eux-mêmes ce dont ils ont besoin ou les responsabilités qu’ils sont aptes à assumer ».

Il est plus que temps que ça change.

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Jacques Viens a eu une bonne idée pour éviter de voir son rapport sombrer dans l’oubli.

Il propose de confier au Protecteur du citoyen le mandat d’assurer le suivi de ses 142 appels à l’action.

Chaque année, le Protecteur devrait faire état de l’avancement des recommandations du rapport, jusqu’à ce qu’elles soient toutes mises en œuvre.

Espérons que cette proposition se concrétisera ; elle forcerait le gouvernement à rendre des comptes — et le pousserait finalement à avancer.

« Trop de fois par le passé les travaux réalisés par les commissions se sont mués en une vague de déception majeure lorsqu’est venu le temps d’agir », écrit le juge Viens.

François Legault a convoqué les leaders des communautés autochtones à l’Assemblée nationale, demain. Tout indique que le premier ministre répondra à l’appel à l’action no 1 du rapport : présenter des excuses publiques aux Premières Nations et aux Inuits du Québec.

C’est un début. Après, le gouvernement n’aura plus qu’à répondre à… 141 autres appels à l’action.

Ne pas le faire serait tragique. La réconciliation ne peut plus attendre. Il faut prouver à Deborah Einish et à tous les autres qu’on les a enfin entendus.