Par une drôle de coïncidence, je me trouvais à la soirée « portes ouvertes » du Collège Jean-de-Brébeuf, mercredi, quand la bombe qui a fait dérailler la campagne de Justin Trudeau a explosé.

Pendant la visite, mon cellulaire vibrait au rythme des alertes. La Presse, la CBC, CNN, la BBC, le New York Times

Pas de doute, c’était une grosse histoire. Et je me trouvais à l’endroit même où tout avait commencé.

Était-ce là, sur la scène de l’amphithéâtre, que l’élève Trudeau avait chanté la célèbre Banana Boat Song, une perruque afro enfoncée sur le crâne ?

Était-ce sur cette scène qu’il avait eu la « piqûre » pour le blackface, un art subtil et raffiné qui plonge ses racines dans l’Amérique ségrégationniste du XIXe siècle ?

J’en étais presque émue.

J’ironise, bien sûr. Reste que dans cette histoire, la répétition du geste me met particulièrement mal à l’aise.

Trois fois, monsieur le premier ministre ?

Pas une. Pas deux. Trois fois ?

Et on chuchote en coulisses que d’autres images de votre visage peinturluré pourraient bientôt sortir ?

À ce compte-là, ça ressemble de moins en moins à une simple erreur de jugement.

Ça devient une fâcheuse habitude.

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PHOTO SEAN KILPATRICK, LA PRESSE CANADIENNE

Le premier ministre Justin Trudeau, hier à Saskatoon hier

J’ai d’abord été étonnée en prenant connaissance des manchettes qui se succédaient frénétiquement sur mon cellulaire.

Cet homme au turban et au visage peint en noir, était-ce bien Justin Trudeau, le champion toutes catégories de l’antiracisme au Canada ?

C’était bien lui.

La contradiction m’a troublée. Mais je mentirais si je disais avoir été profondément choquée. La photo n’a pas provoqué en moi de réaction viscérale.

Bon, Justin Trudeau s’est déguisé en Aladin lors d’un bal dont le thème était les Mille et une nuits. Et alors ? C’était en 2001, pas de quoi en faire toute une histoire…

Mais ce n’est pas si simple.

J’ai la peau blanche. J’ai assez de privilèges pour songer à inscrire mon enfant à l’école privée. Qui suis-je pour déclarer que tout ça n’est pas grave, qu’on succombe à la dictature du politiquement correct, qu’il n’y a rien là ?

Si cette photo ne m’a pas choquée, c’est parce que je n’ai jamais été intimidée à l’école. C’est parce que je n’ai jamais été victime de discrimination raciale.

C’est parce que je ne sais pas ce que c’est d’avoir la peau brune, pour vrai, au Canada.

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Justin Trudeau non plus ne le sait pas.

En 2001, il était encore plus ignorant.

Il n’avait tout simplement pas réalisé que se noircir le visage était un geste raciste.

« J’aurais dû savoir », a-t-il laissé tomber, l’air contrit, peu après la diffusion de la photo offensante.

En effet, il aurait dû savoir.

Il a reçu une bonne éducation. Tout jeune, il devait bien être sensible à ces enjeux. Après tout, son père était aussi le père du multiculturalisme.

En 2001, Justin Trudeau n’était plus un élève du secondaire, mais un enseignant de 29 ans. Et il enseignait… le théâtre ! Il devait bien avoir entendu parler du minstrel show, forme théâtrale qui fut jadis très populaire aux États-Unis et qui mettait en scène des acteurs blancs déguisés en Noirs attardés, hilares et grossiers.

On dira que les mentalités ont changé. Que ce qui n’est plus acceptable dans la société actuelle ne faisait sourciller personne, il y a 20 ans.

Mais se noircir le visage pour caricaturer une personne de couleur n’a jamais été acceptable. Pas plus en 2019 qu’en 1850… ou qu’en 2001.

C’est juste qu’avant, on ne s’en rendait pas compte.

On dira, justement, que Justin Trudeau n’était pas conscient d’être raciste.

Mais il l’était, sans le savoir.

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Justin Trudeau a reconnu hier avoir « blessé profondément » des Canadiens qui doivent trop souvent faire face au racisme dans leur vie quotidienne.

Il a mis l’insensibilité de son geste sur le compte d’un « gigantesque angle mort » lié au « milieu privilégié » dont il est issu.

Reste à savoir si cet acte de contrition suffira à sauver le navire libéral du naufrage.

Les électeurs issus des minorités visibles, qui ont tendance à rallier massivement le Parti libéral, lui pardonneront-ils cette gifle en plein visage ?

C’est possible. Déjà, la Ligue des Noirs du Québec a jugé que Justin Trudeau n’avait pas à offrir d’excuses. Ceux qui le critiquent « nagent dans un bassin d’hypocrisie », selon la Ligue, parce qu’ils n’ont rien fait pour les Noirs.

En février, le gouverneur démocrate de Virginie Ralph Northam s’est empêtré dans un scandale similaire. Tous les gros canons du parti ont réclamé sa démission à hauts cris.

Les électeurs afro-américains de Virginie étaient plus conciliants : 37 % exigeaient la démission du gouverneur, tandis que 58 % souhaitaient qu’il reste en poste.

Peut-être n’étaient-ils pas emballés par les solutions de rechange…

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Ce sera bien la première fois qu’une campagne électorale canadienne intéresse le reste du monde.

Non seulement la bombe a éclaté dans un magazine américain, le Time, mais la déflagration a été ressentie sur toute la planète. À Washington, Londres et New York, les plus grands médias y ont consacré leurs manchettes.

On se calme, dites-vous ?

Il n’y a rien là ?

Alors, le monde entier s’énerverait pour rien.

Mais… si c’était nous qui ne prenions pas encore bien toute la mesure de l’offense ?

On souligne que le blackface n’a pas la même connotation au Québec ni au Canada. Que ça concerne surtout les Américains et leur histoire peu glorieuse à eux.

Mais les minstrel shows étaient fort populaires dans les théâtres de Montréal, jusqu’aux années 50. Pendant des décennies, il y a eu des troupes québécoises et canadiennes.

Notre racisme maison.

Même Calixa Lavallée s’est maquillé le visage tous les soirs pendant des années au sein d’une troupe américaine avant de revenir composer… l’hymne national du Canada.

Alors, la pratique du blackface fait aussi partie de notre histoire.

Maintenant, on le sait.

Et on ne peut plus dire qu’il n’y a rien là.