Un maire décrète abruptement la levée de l’assemblée municipale… parce qu’il n’apprécie pas la teneur des questions posées par les citoyens qui défilent au micro.

Finie, la séance. Allez hop ! rentrez chez vous !

Les questions qui agacent le maire au point de lui faire perdre patience portent sur un amendement au règlement de zonage qui favorise une entreprise dont le propriétaire est – je vous le donne en mille – le maire.

Imaginez le tollé qu’aurait soulevé une histoire pareille à l’hôtel de ville de Montréal. Imaginez le « cirque médiatique », comme se plaisent à dire les critiques des médias.

Ça s’est plutôt passé à Stukely-Sud, en Estrie, la semaine dernière. Je le sais, parce que je l’ai lu dans La Voix de l’Est, l’un des six journaux régionaux de Groupe Capitales Médias, aujourd’hui acculé à la faillite.

Tous les conseillers de Stukely-Sud ont voté en faveur de l’amendement qui permettra d’aménager une dizaine d’unités « prêt-à-camper » au Domaine des Cantons, propriété du maire Patrick Leblond.

Tous les conseillers… y compris Charles-Édouard Lavallée, aussi employé du Domaine des Cantons – et, par le fait même, du maire Patrick Leblond.

Au printemps, le maire a mis à la porte quatre citoyens membres du Comité consultatif d’urbanisme (CCU), chargé de faire des recommandations aux élus.

Et qui le maire Leblond a-t-il nommé pour remplacer l’un des citoyens qu’il venait de dégommer au CCU ?

Son employé, Charles-Édouard Lavallée. En tant que membre du CCU, M. Lavallée a ensuite recommandé l’amendement favorisant le Domaine des Cantons.

Ça aussi, je l’ai lu dans La Voix de l’Est.

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Marie-Ève Martel est la seule journaliste à couvrir les faits et gestes des élus de Stukely-Sud.

La seule à leur demander des comptes.

Au fil des ans, elle a écrit sur des conflits d’intérêts, réels ou apparents. Sur des contrats municipaux attribués aux petits amis ou à la famille – et pas seulement à Stukely-Sud.

Elle couvre six municipalités pour La Voix de l’Est. Sans le moindre collègue pour l’épauler. « Si je n’y suis pas, personne ne va rapporter ces écarts-là. »

Sans Marie-Ève Martel, les élus de six municipalités québécoises pourraient prendre toutes les libertés qui leur chantent, à l’abri des regards indiscrets.

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Democracy Dies in Darkness.

C’est la devise du Washington Post ; la démocratie meurt dans l’obscurité. J’y crois profondément.

Elle ne s’applique pas qu’aux médias dotés de solides équipes d’enquête. Chaque fois qu’un journal local ferme ses portes, chaque fois qu’une voix se tait, même la plus modeste d’entre elles, c’est la population qui en paie le prix.

Ce n’est pas qu’une métaphore. Aux États-Unis, des chercheurs se sont intéressés au déclin de centaines de journaux entre 1996 et 2015. Ils ont découvert que, lorsqu’une ville perd son journal local, les coûts des contrats municipaux se mettent presque systématiquement à grimper.

C’est ce qui arrive quand les journalistes, ces « chiens de garde de la démocratie », doivent se résigner à quitter leur poste. Et ça risque de se produire encore, à en juger par la chute vertigineuse de la presse écrite, dont les revenus publicitaires se sont évaporés au profit de géants comme Google et Facebook.

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Le gouvernement du Québec a annoncé, hier, une aide d’urgence de 5 millions de dollars pour permettre aux quotidiens de Groupe Capitales Médias de survivre jusqu’à Noël.

« Il était impensable pour nous d’envisager la fermeture de ces six journaux », a dit le ministre de l’Économie, Pierre Fitzgibbon.

Il s’en trouvera sans doute pour s’indigner de cette bouffée d’air frais accordée à des médias agonisants.

Les esprits chagrins crieront encore une fois au gaspillage. On critiquera Martin Cauchon, comme on critique depuis des lustres Pierre Karl Péladeau et la famille Desmarais.

On parlera de ces propriétaires en oubliant ceux qui se trouvent au front de cette crise qui sévit depuis 10 ans : les journalistes.

Sur les réseaux sociaux, Marie-Ève Martel voit depuis des jours des internautes se réjouir de la débâcle financière de Groupe Capitales Médias.

Il n’y a pourtant rien à célébrer dans le fait que des centaines de familles risquent de perdre leur gagne-pain.

« Quand le gouvernement a donné de l’argent à Bombardier, la population a pensé aux emplois et aux familles », dit-elle.

Les gens devraient avoir la même compassion pour les travailleurs de l’information ; ils ont trop tendance à associer les journaux à leurs propriétaires, se désole-t-elle.

« On fait notre travail du mieux qu’on peut à tous les jours. Je ne travaille pas pour Martin Cauchon. Je travaille pour les lecteurs de La Voix de l’Est. »

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Patrick Leblond, le maire de Stukely-Sud, ne nie pas avoir mis un terme à la séance municipale en pleine période de questions, la semaine dernière. C’est que les choses commençaient à « déraper », selon lui.

Il nie tout conflit d’intérêts dans le dossier du Domaine des Cantons. « C’est une situation qui est plus complexe que ce qu’on voit dans les journaux », laisse-t-il tomber.

Parlant de journaux, le maire confie avoir tenté de convaincre Marie-Ève Martel de raconter des histoires « positives » sur sa municipalité. Le réaménagement des parcs, par exemple.

« Ça, on n’en entend jamais parler. Il y a toujours ces mauvaises notes qui planent et qu’on continue à marteler [à propos de] notre municipalité. Je trouve ça dommage. »

Traitez-moi de rabat-joie mais, pour ma part, je trouve ça drôlement rassurant.

Il ne manquerait plus que les journaux, privés d’oxygène, doivent se transformer en feuillets de propagande. C’est probablement la pire chose qui pourrait leur arriver.

À eux, et à leurs lecteurs.