François Bonnardel était sur le point de mettre un terme à sa brumeuse conférence de presse, jeudi matin, quand la question qui tue lui a été posée.

Jusque-là, le ministre des Transports s’en était plutôt bien tiré. Il avait annoncé que le troisième lien entre Québec et Lévis prendrait la forme d’un tunnel. Il avait esquivé les questions sur les coûts, les échéanciers, les impacts environnementaux.

Sur tout, quoi.

Jamais un projet d’une telle envergure n’aura été aussi vague. À ce point-là, on ne parle pas d’un flou artistique, mais d’un véritable trou noir.

À la fin de la conférence de presse, donc, la journaliste Jocelyne Richer, de La Presse canadienne, s’est avancée au micro pour pointer l’éléphant dans la pièce :

« Vous savez que depuis le début, bien des gens considèrent que vous avez brûlé les étapes et que vous n’avez jamais fait la démonstration rationnelle, scientifique, avec les appuis d’experts, de la nécessité de construire un troisième lien entre Québec et Lévis. Vous répondez quoi à cela ? »

Le ministre Bonnardel a marqué une courte pause, puis a déclaré d’un ton mal assuré que cette démonstration serait faite « dans les prochains mois ». La journaliste a insisté :

« Je m’excuse, mais on ne doit pas faire ça avant de décider si, oui ou non, on construit un troisième lien ? »

Une fois de plus, le ministre s’est dérobé.

PHOTO ERICK LABBÉ, ARCHIVES LE SOLEIL

François Bonnardel, ministre des Transports

La journaliste est revenue à la charge. Comment le ministre pouvait-il annoncer un projet qui engloutira des milliards de dollars de fonds publics sans avoir la moindre idée de sa pertinence ?

C’est là que François Bonnardel a eu cette réponse étonnante : pour « réduire la fluidité, cela prend une option additionnelle ; cette option additionnelle, c’est le troisième lien ».

Bien sûr, la langue du ministre a fourché. Bien sûr, il a dit le contraire de ce qu’il pensait.

N’empêche, son lapsus est fascinant. Parce que « réduire la fluidité », c’est précisément ce que risque de provoquer la construction du troisième lien.

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Ce n’est pas moi qui le dis, mais à peu près tout ce que la planète compte d’experts dans le domaine des transports.

Plus on construit de routes, plus on augmente le trafic – et la congestion routière, par la même occasion.

C’est un fait établi, mesuré, documenté depuis des décennies.

À New York, l’urbaniste Robert Moses a construit un pont, puis un autre, pour augmenter la fluidité automobile entre le Bronx, le Queens et Manhattan. Peine perdue : en moins de temps qu’il n’en faut pour crier « bouchon », les nouveaux ponts étaient, comme les anciens, saturés de véhicules.

C’était… à la fin des années 30 !

Depuis, la même histoire s’est répétée, encore et encore, dans d’innombrables villes des États-Unis, paradis incontesté de l’auto, de l’asphalte et de la banlieue.

À son point le plus large, la Katy Freeway de Houston compte aujourd’hui… 26 voies. Un monstre d’autoroute. Quand les autorités ont décidé de l’élargir, il y a 10 ans, c’était bien sûr pour en finir une fois pour toutes avec les embouteillages.

Cela n’a fait qu’empirer les choses. Le temps passé par les automobilistes dans cette gigantesque artère de béton a augmenté de 30 % le matin et de 55 % le soir.

Le phénomène se vérifie dans l’autre sens.

En 1989, l’Embarcadero Freeway s’est effondrée lors d’un séisme à San Francisco. En 2005, une voie express a été remplacée par une promenade au cœur de Séoul. En 2012, un pont majeur a brûlé à Rouen. Après coup, dans chacune de ces villes, des dizaines de milliers de voitures se sont évaporées.

Pas pour se déplacer ailleurs. Les gens ont tout simplement abandonné le volant.

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François Bonnardel n’a pas d’étude à présenter, mais il le dit et le répète : son objectif est de « désengorger les deux principaux liens » entre Québec et la rive sud en construisant un troisième lien, afin de mieux répartir le trafic.

Sa solution semble logique. L’expérience d’autres villes a prouvé qu’elle ne l’est pas. Pourquoi ?

À cause d’un phénomène que les scientifiques ont appelé le « trafic induit » et auquel s’applique le bon vieux principe économique de l’élasticité de la demande.

En résumé : si vous construisez une infrastructure pour décongestionner le réseau, vous y attirerez tout un tas de nouveaux automobilistes – ceux-là mêmes qui avaient renoncé à la voiture à cause de ladite congestion.

Jusqu’aux prochains bouchons. Alors, vous construirez d’autres routes, qui attireront de nouveaux automobilistes enthousiastes… pour un temps.

Il existe toutes sortes de métaphores pour illustrer ce cercle vicieux.

La métaphore de la physique : il faut cesser de voir le trafic comme un liquide dont on peut assurer la fluidité en ajoutant des routes, mais plutôt le voir comme un gaz, dont le volume augmente sans cesse jusqu’à la saturation du réseau.

La métaphore médicale : tenter de soulager la congestion en élargissant les routes, c’est aussi vain que de soigner l’obésité d’un patient en desserrant sa ceinture.

La métaphore de la drogue : les nouvelles routes ne font qu’accroître notre dépendance à l’automobile, un peu comme le ferait une ligne de coke.

Je sais, celle-là, on vous l’a déjà racontée.

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Les dirigeants ne prennent pas tous également au sérieux le phénomène du trafic induit lorsque vient le temps d’élaborer leurs grands projets de transports.

Certains le font, bien sûr. Certains ont appris dans la douleur. À Houston, le maire a concédé en 2016 que l’élargissement de la Katy Freeway avait été une grave erreur.

À Québec et à Montréal, les élus municipaux ont présenté au cours des derniers jours d’ambitieux projets de transports en commun. Un tramway. Une ligne rose. Des projets tournés vers l’avenir.

Mais avec son troisième lien, qu’il promet de construire coûte que coûte, contre l’avis des experts et en l’absence, même, d’un quelconque besoin démontré, le gouvernement provincial semble figé dans un autre siècle.

À une époque où l’automobile était reine. Où personne n’avait entendu parler de réchauffement climatique. Où l’étalement urbain n’était pas considéré comme un problème.

À une époque où l’on pouvait encore ignorer que les milliards de dollars consacrés aux projets censés désengorger nos routes étaient dépensés en pure perte.