Oubliez le DIX30. Oubliez les difficultés du commerce de détail. Oubliez les travaux qui se sont éternisés en 2008.

La source des malheurs de la Main n'est pas là.

Suffit d'arpenter le boulevard pour réaliser qu'il n'est pas victime que d'un problème cyclique de locaux vides. Des locaux vides, il y en a partout. Mais il n'y a que sur Saint-Laurent qu'on se croirait à Detroit.

Plate à dire, mais le véritable problème du boulevard... ce sont les propriétaires du boulevard. Certains propriétaires, en fait, qui n'y croient pas, n'y croient plus. Des propriétaires qui ont abandonné le secteur aux tagueurs et aux vandales.

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On peut bien s'obstiner sur l'état réel du commerce sur le boulevard. Débattre du taux d'inoccupation. Compter les locaux vides.

Mais quoi qu'en disent les chiffres, la Main se meurt. En raison de la négligence d'une poignée de propriétaires qui tirent le secteur vers le bas.

Il y a ceux qui ne voient tout simplement pas l'intérêt de maintenir leur vitrine en bon état. Ceux qui ont cessé de payer pour nettoyer et renettoyer leur façade. Ceux, nombreux, qui ont fini par baisser les bras et se résigner à l'état délabré du secteur.

Et il y a ceux, plus grave encore, qui choisissent de garder leurs bâtiments déserts, sans entretien ni locataires. Tout à fait volontairement. Des bâtiments souvent légués de génération en génération. Des bâtiments qui n'intéressent leurs propriétaires que pour leur valeur... qui augmente sans même qu'ils aient à installer de pancarte «à louer».

«On ne parle pas de spéculateurs, mais bien de plusieurs enfants et petits-enfants de propriétaires de longue date, explique Bruce Burnett, fondateur d'Antrev, gestionnaire exemplaire de cinq édifices sur la Main. Ils n'ont pas d'expérience en immobilier, ne connaissent pas le marché et habitent Londres ou Dubaï. Ils sont trop gâtés, ils ont trop d'argent, et ils s'en foutent.»

La preuve, dit-il, la totalité de ses 750 000 pieds carrés est louée sur le boulevard. Il n'a aucune difficulté à trouver preneur. Et il en veut donc d'autant plus à ces propriétaires dont l'irresponsabilité plombe la valeur de ses avoirs.

Des propriétaires insouciants et souvent injoignables, comme ceux du garage délabré à côté du parc du Portugal. De l'ancien Radio Lounge près de Prince-Arthur. Ou de l'énorme Yellow à l'angle Saint-Viateur.

La Ville se désole de ces propriétaires absents, comme elle se désole de toutes ces façades barbouillées. Mais elle ne fait rien. Les arrondissements non plus, ou si peu.

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Les travaux bâclés de 2008 n'ont pas aidé la Main, on s'entend. Les difficultés économiques non plus. Et surtout pas la grande concentration de restos clinquants dont l'homogénéité a fragilisé le boulevard, abandonné dès que le Vieux et Griffintown sont devenus plus cool.

Mais le fait est que la Main était déjà dans une spirale dangereuse: quelques bâtiments négligés avaient entraîné plus de négligence, et ainsi de suite. C'est la théorie de la vitre brisée qui se vérifie.

«La Ville ne prend aucune action contre les propriétaires qui abandonnent leurs bâtiments, se désole Glenn Castanheira, de la Société de développement commercial. Or, comment peut-elle prétendre vouloir développer les artères commerciales sans agir sur ce front?»

Bonne question. Surtout quand plusieurs villes nord-américaines ont prouvé qu'il y a moyen de mettre les propriétaires insouciants au pas. Comme Chicago.

Lorsqu'un immeuble devient vacant dans cette magnifique ville, il doit être enregistré dans les 30 jours, au coût de 250$. Puis, tous les six mois, un renouvellement est nécessaire, au double du prix.

Mieux encore, le propriétaire doit afficher sur la façade son nom et son numéro de téléphone. Il doit maintenir les lieux éclairés et en bon état. Il doit faire inspecter l'immeuble chaque année. Et s'il doit absolument sécuriser l'édifice avec des planches, elles doivent être peintes et vernies de la même couleur que la façade.

Sinon, il reçoit une amende de 500 à 1000$... par jour!

«C'est ce qu'on appelle un incitatif, lance avec enthousiasme Glenn Castanheira, qui a amené le Plateau à étudier le cas de Chicago. Les propriétaires absents ne peuvent tout simplement pas se cacher.»

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Il faut lire le superbe roman The Main, écrit dans les années 70 par l'Américain Trevanian, pour réaliser à quel point le boulevard a vécu des hauts et des bas au fil des décennies.

Cette artère ayant accueilli «les vieux, les vaincus et les épaves», comme il l'écrit, a connu ses heures de gloire et ses passages à vide. Elle a été le méridien de Montréal. Sa ligne de démarcation. Red Light à ses heures, quartier branché à d'autres, bordélique en tout temps.

Mais toujours, elle a su se distinguer par sa personnalité, sa singularité et, surtout, sa résilience. Elle a su préserver son caractère rebelle, son attitude de défiance, sa magie. Son âme, en fait.

Mais pour combien de temps encore?

Pour joindre notre chroniqueur: fcardinal@lapresse.ca