Prenez un frustré et frustrez-le davantage. Finira-t-il par se résigner ? Non, il finira par exploser.

Cette image décrit en quelque sorte la situation des Canadiens de l’Ouest, en particulier les électeurs de l’Alberta et de la Saskatchewan. Avant les élections, la grogne dans l’Ouest était déjà à son comble, avec la hausse du chômage, les compressions budgétaires, la chute des prix du pétrole et, surtout, le blocage du pipeline.

Or, l’élection d’un gouvernement libéral minoritaire exacerbera ces tensions. Car pour rester en vie, les libéraux devront marchander avec un parti encore plus à gauche et anti-pipeline qu’eux-mêmes, soit le Nouveau Parti démocratique (NPD). Un parti qui proposait, rappelons-le, de hausser le taux maximum d’imposition des particuliers de 8 points de pourcentage (le taux serait alors passé de 53,3 % à 60,3 % au Québec, par exemple).

La frustration est d’autant plus vive que le Parti conservateur, chéri des Albertains, a obtenu davantage d’appuis populaires (34,4 %) que les libéraux reportés au pouvoir (33,1 %). Au centre-ville de Calgary, ce scénario est le pire qu’on pouvait imaginer.

Ironiquement, Justin Trudeau pensait avoir trouvé la formule idéale pour rallier certains électeurs de l’Ouest en rachetant le pipeline Trans Mountain pour 4,5 milliards, mais la stratégie a fait chou blanc.

Maintenant, une alliance PLC-NPD risque-t-elle de freiner la construction du pipeline, voire de la stopper, prolongeant ainsi le marasme économique de l’Ouest ?

C’est l’absence de tuyau, rappelons-le, qui maintient le prix du pétrole albertain plus bas qu’ailleurs, notamment, et qui bloque tout nouveau développement de gisement pétrolier. Cette situation affaiblit l’Ouest et nuit à l’économie canadienne, ce qui, tôt ou tard, touche la péréquation dont bénéficie le Québec.

À court terme, le pouvoir de négociation du NPD est relativement limité. Après cette infructueuse campagne, les néo-démocrates ont besoin de reprendre des forces avant de penser faire tomber le gouvernement, et les libéraux en sont bien conscients. À plus long terme, cependant, c’est autre chose : les néo-démocrates exigeront probablement certaines concessions des libéraux avant de voter de leur bord.

Il y a deux semaines, justement, le NPD avait mis six conditions sur la table pour appuyer un gouvernement libéral minoritaire. Aucune n’est de nature à plaire aux électeurs de droite de l’Ouest.

Première en lice : l’implantation d’un régime national d’assurance maladie, qui aurait pour effet de rendre pratiquement gratuits les médicaments et les soins dentaires.

Cette mesure sociale plutôt bien vue de certains économistes est à l’étude depuis plusieurs années. Les libéraux y songent aussi, ayant fait mener par les fonctionnaires fédéraux une imposante étude rendue publique en début d’été, sans toutefois inscrire cette politique sur leur plateforme électorale.

Le hic ? La promesse des néo-démocrates coûterait 12,2 milliards par année. À elle seule, cette mesure aurait pour effet de hausser de 57 % le déficit prévu par les libéraux dans quatre ans, pour le faire passer à près de 34 milliards ! À moins d’une version très allégée, la mesure trouvera difficilement son chemin.

Le Parti libéral pourrait être davantage ouvert à certaines des autres conditions du NPD, comme le financement de logements sociaux ou la réduction du poids de la dette des étudiants. Le NPD réclame également un plan plus audacieux pour lutter contre les changements climatiques.

Cette dernière demande paraîtra acceptable pour les libéraux jusqu’au moment où il sera question de mettre totalement fin aux subventions aux pétrolières, puisqu’une telle décision assécherait le financement du nouveau pipeline promis par les libéraux.

Vendredi dernier, Jagmeet Singh a rappelé sa farouche opposition au pipeline, mais il n’a pas voulu dire si la poursuite de Trans Mountain était un motif pour faire tomber un gouvernement libéral minoritaire.

Et quoi qu’il en soit, un vote défavorable du NPD à un budget libéral qui financerait le pipeline ne mènerait pas nécessairement à la chute du gouvernement. En effet, il n’est pas impossible que les conservateurs aient alors intérêt à prolonger la 43e législature et appuient un tel budget, ce qui donnerait la majorité nécessaire aux libéraux. 

Le Bloc pourrait aussi jouer ce rôle en négociant une contrepartie, bien qu’il risque de se mettre à dos les environnementalistes du Québec.

L’exemple illustre néanmoins la fragilité du gouvernement. Dès que les conservateurs et les néo-démocrates le jugeront opportun, le Canada retournera en campagne électorale.

Pour reprendre le pouvoir et dissiper la frustration, les conservateurs doivent élargir leur base et se rapprocher du centre. Selon certains, la seule façon d’y parvenir est de proposer une stratégie crédible de transition en matière de changements climatiques.

« Pour l’instant, ils n’ont pas de solution et ne voient pas le problème. Tant que les conservateurs vont s’opposer à mettre un prix sur le carbone, ils ne réussiront pas à prendre le pouvoir. Ils doivent composer avec ce grand défi du monde moderne », croit Alain Noël, professeur au département de sciences politiques de l’Université de Montréal.

Le plus ironique, c’est que l’un des piliers du conservatisme moderne au Canada, Preston Manning, du défunt Parti réformiste, a toujours défendu l’idée d’imposer une taxe sur le carbone. Mais depuis la montée du conservatisme populiste à la Doug Ford, cette solution appuyée par les économistes de toutes les tendances a pris le bord.

Quant au rêve d’indépendance des résidants de l’Alberta et de la Saskatchewan — le Wexit —, il n’atténuera pas leur frustration, car il enclaverait les deux provinces et les priverait tout autant du passage d’un pipeline vers l’océan.