Justin Trudeau et son ministre des Finances, Bill Morneau, avaient-ils raison de vouloir « renforcer la classe moyenne » en 2015 ? Et plus largement, existe-t-il un niveau idéal de classe moyenne, du point de vue économique ?

Grande question, me direz-vous, sachant qu'un élargissement de la classe moyenne passe principalement par la fiscalité et implique des mesures qui aident les pauvres, mais pénalisent les riches.

Entre le modèle communiste, où tous sont dans la classe moyenne, en quelque sorte, et le modèle capitaliste pur, où les inégalités sont extrêmes, y a-t-il un idéal à atteindre ? Existe- t-il un niveau de classe moyenne qui maximise la richesse globale ? Il semble bien que non.

« Il n'existe pas de niveau optimal d'inégalités et donc de classe moyenne, me dit l'économiste François Delorme, qui a travaillé sur le sujet. La science économique n'est pas d'une grande aide là-dessus. C'est avant tout une question politique. »

Pour y réfléchir, j'ai comparé le Canada aux autres principaux pays industrialisés. Grâce aux données qui m'ont été transmises par l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), j'ai estimé la classe moyenne en fonction d'une fourchette qui s'étend entre 75 % et 150 % du revenu médian de chaque pays*. Au Canada, une famille de quatre fait partie de cette classe moyenne si ses revenus après impôts oscillent entre 63 675 $ et 127 350 $, selon Statistique Canada.

Les résultats sont fort révélateurs. D'abord, sur les 39 pays comparés, le Canada se situe au 23e rang pour l'importance de sa classe moyenne, soit dans la deuxième moitié du peloton.

Plus précisément, 45 % des Canadiens figuraient dans la classe moyenne au milieu des années 2010, selon la méthodologie de l'OCDE (j'utiliserai souvent 2015 par souci de simplification).

Le Canada se situe donc à un niveau comparable à celui de l'Australie et du Royaume-Uni, mais nettement sous celui de la Norvège (60,6 %), de la France (56 %), de la Suède (55 %) ou de l'Allemagne (51,8 %), par exemple.

Les voisins du Canada sur le continent américain, nommément les États-Unis et le Mexique, figurent au 31e et au 35e rang sur 39, loin derrière.

Ainsi, dans le pays dirigé par Donald Trump, seulement 38,3 % de la population est considérée comme faisant partie de la classe moyenne, selon les critères de l'OCDE. Et presque autant sont parmi les « pauvres » (34,9 %), ceux dont les revenus sont moindres que 75 % de la médiane américaine.

Certains jugent que cette forte inégalité explique les tensions sociales et le populisme aux États-Unis. Chose certaine, il faut prendre garde de se nourrir des constats américains pour calquer des solutions au Canada - et encore moins au Québec, où la classe moyenne est bien plus grande que dans le reste du Canada.

La comparaison a ses limites : une classe moyenne plus grande dans un pays ne signifie pas que les citoyens y ont de plus grands revenus qu'ailleurs. Il est bien possible que les pauvres de la riche Norvège, par exemple, aient de meilleurs revenus que les moyens du Mexique.

Maintenant, le niveau de classe moyenne est une chose, mais son évolution en dit long sur la situation politique et économique des divers pays. Or, à cet égard, le Canada ne fait pas bonne figure.

Ainsi, de 2005 à 2015, selon l'OCDE, la proportion des ménages figurant dans la classe moyenne a reculé de 2 points de pourcentage, passant de 47 % à 45 %. Ce déclin a été alimenté tant par l'accroissement du nombre de ménages pauvres que par celui du nombre de familles riches.

Les données de l'OCDE, qui s'arrêtent au milieu des années 2010, ne captent pas le revirement historique entre 2013 et 2017 que j'ai constaté dans mon étude publiée hier.

Dans cette étude inédite réalisée avec Statistique Canada, j'ai également constaté que la classe moyenne au Canada avait perdu des plumes entre le milieu des années 2000 et le milieu des années 2010. Néanmoins, un redressement marquant amorcé en 2013 a mis fin à ce déclin de 40 ans et il ramène le Canada au niveau de 1997, il y a 20 ans.

Pays scandinaves

Autre surprise : les pays scandinaves ont absorbé des baisses majeures de leur classe moyenne, selon l'OCDE. Ainsi, la Suède a connu une baisse de 6,2 points de pourcentage entre 2005 et 2015, la part de la population faisant partie de la classe moyenne étant passée de 61,2 % à 55 %. Même constat pour le Danemark (- 3,5 points).

D'autres pays surprennent aussi pour leurs reculs, notamment l'Allemagne (- 3,8 points) et l'Espagne (- 2,4 points), tandis que certains affichent des redressements étonnants, mentionnons le Royaume-Uni (2,2 points) et la France (0,9 point).

La classe moyenne ne s'est donc pas effritée en France et au pays du Brexit, contrairement à ce qu'on entend souvent, elle s'est agrandie.

Les raisons derrière l'élargissement français expliquent cependant la montée des gilets jaunes. La classe moyenne est plus imposante à cause du déclin marqué des ménages riches, ceux qui gagnent plus de 150 % du revenu médian, selon les données de l'OCDE. En parallèle, la part des ménages pauvres s'est accrue. Et à cela s'ajoute une hausse du coût de la vie... Bref, c'est toute l'échelle de revenus qui a souffert.

Au Royaume-Uni, les pauvres comme les riches sont moins nombreux, ce qui engraisse la classe moyenne.

Autre fait à souligner : la classe moyenne a explosé en Russie entre 2005 et 2015, avec un bond de 10 points de pourcentage, venant des riches comme des pauvres. Ce saut spectaculaire a cependant été fait alors que le pétrole était à son apogée (la Russie est un important producteur) et avant le plein effet de l'embargo mondial, imposé dans la foulée de l'invasion de la Crimée.

Le Québec dans tout ça ? Difficile à dire, puisque la méthodologie de l'OCDE est un peu différente de celle utilisée dans mon étude. Néanmoins, puisque le Québec a une classe moyenne bien plus grande que le reste du Canada, son niveau se situerait probablement au 17e rang mondial sur 39, ai-je estimé. Nous serions entre le niveau canadien de 45 % et celui de la Suède (55 %), donc près de celui de l'Allemagne (51,8 %).

Est-ce idéal, trop haut ou trop bas ? Le débat est ouvert.

* Dans son étude, l'organisme définit la classe moyenne comme les ménages se situant entre 75 % et 200 % du revenu médian ajusté. J'ai refait les calculs pour ramener l'échelle à 75 %-150 % afin de les rendre davantage comparables à notre étude. Les deux méthodologies diffèrent quelque peu, bien que l'OCDE ait elle aussi multiplié le revenu médian par la racine carrée du nombre de personnes par ménage pour tenir compte des répercussions de la taille des familles sur le coût de la de vie.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Au Canada, une famille de quatre fait partie de cette classe moyenne si ses revenus après impôts oscillent entre 63 675 $ et 127 350 $, selon Statistique Canada.