L’économie canadienne, j’en étais convaincu, migre vers des secteurs à plus forte valeur ajoutée, technologiques, porteurs d’avenir. Cette migration, pensais-je, est l’un des principaux éléments qui contribuent à augmenter notre niveau de vie depuis plusieurs années.

Quelle ne fut pas ma surprise à la réception des données de Statistique Canada, qui concluent tout le contraire. Ainsi, depuis cinq ans, notre économie se déplace plutôt vers des secteurs moins payants, qui freinent notre niveau de vie.

Pour bien comprendre, il faut savoir que ce niveau de vie est défini comme la production économique annuelle par habitant ou, plus finement, par le produit intérieur brut (PIB) par heure travaillée. L’évolution de cet indicateur phare – appelé aussi productivité – détermine si notre niveau de vie s’accroît et, si oui, dans quelle mesure.

Le Québec et le Canada font piètre figure à cet égard. Depuis 10 ans, la croissance de la productivité a été de 0,6 % par année au Québec, en moyenne, comparativement à 1 % au Canada et 1,3 % aux États-Unis(1). En clair, le niveau de vie des Québécois croît moins vite.

Il y a deux façons de faire croître cette production par heure travaillée. D’une part, les entreprises peuvent trouver des façons plus ingénieuses de produire leurs biens et services, grâce à de meilleurs outils, une meilleure technologie ou une meilleure organisation du travail.

D’autre part, l’économie peut progressivement délaisser certains secteurs moins payants (cueillette de fruits ou fabrication de vêtements, par exemple) pour plutôt migrer vers des domaines plus intéressants (intelligence artificielle, génie, etc.).

Statistique Canada m’a donc fourni des données qui séparent la croissance de notre productivité selon qu’elle est attribuable aux démarches intrinsèques des entreprises ou encore qu’elle s’explique par le changement structurel de notre économie (migration vers des secteurs plus ou moins payants). Ces données, jamais publiées, sont produites par la division de la productivité de Statistique Canada et calculées selon une méthode inspirée par l’économiste américain Kevin Stiroh.

Voyons voir. Depuis cinq ans, la productivité intrinsèque des entreprises a crû de 1,38 % par année au Canada, en moyenne.

En revanche, la migration de l’économie vers des secteurs moins payants a retranché 0,31 point de pourcentage à ce rythme, pour une croissance nette de 1,1 % par année de notre productivité, et donc de notre niveau de vie.

Dit autrement, le déplacement vers des secteurs moins payants a retranché l’équivalent de 22 % à la croissance de notre niveau de vie, rien de moins !

Sur cet horizon de cinq ans (de 2013 à 2018), le phénomène de déplacement vers des secteurs à plus faible valeur ajoutée est présent dans 12 des 13 provinces et territoires. Seul le Nunavut se transforme au profit de secteurs à plus forte valeur ajoutée depuis cinq ans, une tendance qu’il avait entreprise vers 2008.

En Ontario et au Québec, l’économie a également régressé à ce chapitre entre 2013 et 2018, quoique faiblement. Par exemple, au Québec, la productivité intrinsèque des entreprises a crû de 0,86 % par année depuis cinq ans, à laquelle il faut retrancher 0,08 point de pourcentage pour ce déplacement industriel, pour un total annuel moyen de 0,78 % par année. Le changement industriel « vers le bas » retranche donc environ 9 % à la croissance du niveau de vie.

Qu’est-ce qui explique ce phénomène ? Difficile à dire. Il est bien possible que la forte croissance économique du Canada central ait profité davantage aux emplois moins rémunérateurs (restauration, commerce, etc.) qu’aux autres. Oui, les emplois dans des secteurs techniques à haute valeur ajoutée sont en hausse, mais il appert que d’autres, moins payants, ont progressé davantage, ce qui a freiné la croissance globale de la productivité des entreprises.

Au Canada, faut-il rappeler, les deux tiers des postes vacants ne nécessitent pas plus d’un diplôme du secondaire, si l’on s’en remet aux données de Statistique Canada de la fin de 2018.

Le classement des provinces depuis cinq ans est révélateur. Les trois provinces pétrolières (Alberta, Saskatchewan et Terre-Neuve) sont parmi les quatre dont l’économie a le plus migré vers des secteurs à plus faible valeur ajoutée. Dit autrement, on a en partie délaissé le pétrole pour des industries moins payantes.

Ce phénomène de déplacement vers le bas, le Canada ne l’avait pas connu au cours des deux périodes de cinq ans précédentes. Ainsi, au cours des périodes 2003-2008 et 2008-2013, la croissance de la production par heure travaillée avait bénéficié d’une migration vers des industries à plus forte valeur ajoutée.

Et même, dans la première tranche de cinq ans (2003-2008), soit avant les crises financière et pétrolière, la totalité de la croissance de la productivité de 0,65 % par année au Canada s’expliquait par cette migration vers le haut.

Au Québec, la productivité a crû faiblement entre 2008 et 2013 (0,49 % par année), mais la moitié de cette hausse était attribuable à un déplacement vers des secteurs plus payants. En Ontario, le déplacement vers le bas dure depuis 10 ans.

Autre élément intéressant : au Québec, les deux tiers de la croissance de la productivité depuis 10 ans viennent de trois secteurs, ceux de la finance-assurance, du commerce de gros et des services immobiliers. En revanche, les trois secteurs de l’hébergement-restauration, des arts et spectacles et des services de gestion des déchets ont tiré la productivité vers le bas.

En Ontario, la fabrication fait partie des trois secteurs forts depuis 10 ans, en plus de la finance-assurance et du commerce de gros, comme au Québec. La construction et l’hébergement-restauration ont contribué à réduire la productivité globale. Enfin, en Alberta, l’extraction pétrolière et minière explique 92 % de la hausse de productivité depuis 10 ans.

Bref, en cette ère de pénurie de main-d’œuvre, les gouvernements doivent principalement remettre notre économie sur les rails de l’économie à plus forte valeur ajoutée, comme l’économie du savoir. Il en va de notre niveau de vie.

(1) Il s’agit plus spécifiquement de l’évolution de la productivité des entreprises, en dollars constants (après inflation), soit leur produit intérieur brut (PIB) par heure travaillée.