Malgré tout, deux choses demeurent très claires : les fumeurs ne manqueront pas de cigarettes et les victimes ne toucheront pas de dédommagements avant longtemps.

Il y a quelques jours, deux des principaux fabricants de cigarettes se sont déclarés insolvables en raison des très nombreuses réclamations à leur endroit. La nouvelle frappe, étant données la puissance des cigarettiers et leur rentabilité légendaire.

Avant de poursuivre, une remarque : tout dans ce dossier est énorme. Les profits du tabac, les dommages des victimes, les délais, les comportements répréhensibles des fabricants, tout.

En début de semaine, donc, Imperial Tobacco et JTI-MacDonald se sont mises sous la protection de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies (LACC) pour éviter d'être mises en faillite. La troisième entreprise, Rothmans Benson & Hedges (RBH), risque de faire de même prochainement.

Le déclencheur ? Un jugement en appel venant confirmer que les trois compagnies de tabac doivent solidairement dédommager les victimes québécoises du tabac, en raison de leurs agissements déplorables des dernières années. Les victimes sont les gros fumeurs québécois frappés par un cancer du poumon ou de la gorge entre 1998 et 2012 ou leurs descendants. Somme à leur payer ? 17,1 milliards de dollars !

Il a fallu 20 ans pour que les victimes obtiennent enfin gain de cause, l'action collective ayant été intentée en 1998. Les procédures au Québec avaient plusieurs années d'avance sur celles semblables ailleurs au Canada.

Mentir au public

Pour ceux qui en douteraient encore, les cigarettiers sont responsables - et non les fumeurs - d'avoir causé les torts qui leur sont reprochés, rappellent les juges de la Cour d'appel.

« Non seulement ont-elles intentionnellement dissimulé au public et aux usagers les effets pathologiques et toxicomanogènes des cigarettes qu'elles mettaient en marché, mais elles ont collectivement mis au point et pratiqué un programme de désinformation visant à miner toute information contraire à leurs intérêts : elles ont entretenu de fausses controverses scientifiques, détourné les débats, menti au public (et même aux autorités publiques), enveloppant le tout de stratégies publicitaires trompeuses contraires à leurs propres codes de conduite. »

Les faits sont dévastateurs, c'est le cas de le dire. Un fumeur sur deux meurt d'une maladie causée par le tabac. Et 90 % des cancers du poumon sont causés par le tabagisme. Mentir à ce sujet, c'est, comment dire, dégueulasse.

600 milliards

Devant leur incapacité de payer les 17 milliards, deux des entreprises ont donc eu recours à la LACC pour trouver un compromis avec leurs réclamants. Leur geste juridique est d'autant plus motivé qu'elles sont aussi sujettes à de très nombreuses autres poursuites au Canada, intentées par d'autres victimes ou encore par les sociétés d'assurance maladie des dix provinces. Total des réclamations : plus de 600 milliards de dollars, soit 1,5 fois le PIB annuel du Québec !

Le principal fabricant, soit Imperial Tobacco (48 % du marché), affirme qu'elle a un actif de seulement 5,0 milliards et des liquidités annuelles de près de 800 millions. Alors, payer plusieurs milliards, c'est impossible, dit l'entreprise.

Vous me direz que les actionnaires étrangers ont siphonné les profits canadiens pour éviter de payer... et vous aurez raison ! « Les deux appelants (Imperial et RBH) ont structuré leurs affaires pour réduire drastiquement, sinon complètement, leur exposition [...] Continuer à distribuer des profits hors juridiction à ce moment est au mieux fourbe et au pire, de mauvaise foi », a écrit le juge Mark Schrager dans une des nombreuses décisions de l'affaire.

Ces deux entreprises ont donc été contraintes de verser 984 millions (67 % par Imperial), dans l'attente du jugement définitif, survenu tout récemment (JTI n'a encore rien versé).

Imperial Tobacco affirme que les parties auraient tout intérêt à trouver un compromis pour répartir les sommes qu'elle est prête à avancer. Dans sa requête en cour, l'entreprise fait valoir qu'elle paie 4,0 milliards de dollars par année de diverses taxes sur le tabac, des sommes dont les gouvernements seraient privés advenant une faillite, puisqu'elle entraînerait la mainmise du crime organisé sur l'industrie.

Actuellement, le quart des ventes de tabac sont faites illégalement par plus de 175 groupes, connus pour avoir des liens avec le crime organisé, soutient le chef des Finances d'Imperial Tobacco, Éric Thauvette, dans sa déclaration écrite.

Quelles sommes seraient versées aux victimes ? Mystère. Mais vous voyez le bordel pour partager le tout. Tout indique, néanmoins, que la tarte serait séparée en deux groupes : d'une part, une somme serait accordée à l'ensemble des victimes - du Québec et d'ailleurs au Canada -, d'autre part, une autre irait aux gouvernements.

Imperial Tobacco propose que ce soit l'ancien juge en chef de l'Ontario, Warren Winkler, qui négocie le dossier pour les victimes, excluant les gouvernements. Ces derniers poursuivent aussi les sociétés mères anglaises, japonaises et américaines des firmes canadiennes de tabac.

L'ironie

En attendant, les fumeurs de Player's ne manqueront pas de cigarettes, puisque les activités des cigarettiers se poursuivent normalement, malgré tout. Et les victimes devront être patientes.

« Nous espérons une résolution efficace de l'instance, m'écrit Éric Gagnon, porte-parole d'Imperial Tobacco. Cependant, le processus pourrait s'étendre sur plusieurs mois, voire plusieurs années. »

Ironiquement, les poursuivants, dont le Conseil québécois sur le tabac et la santé, ont tout intérêt à ce que les fabricants continuent à vendre des cigarettes s'ils veulent être dédommagés...