Son discours d'ouverture m'a franchement impressionné. La fraîcheur de Catherine Dorion, son propos bien ficelé, fouillé, senti. À n'en pas douter, la nouvelle députée a quelque chose sous la tuque.

Elle a touché un point sensible sur la solitude d'une part importante de la population, sur la transmission déficiente de notre culture, sur la déshumanisation de certaines de nos relations, sur le fait que « l'objectif dans la vie n'est pas de se mettre plus d'argent dans les poches ».

Mais je décroche lorsque Catherine Dorion plaint notre mode de vie contemporain, notre monde du travail écrasant, qui nous enlève prétendument toujours plus de temps libre. Je décroche quand elle fait référence à un passé plus glorieux, où tout allait plus lentement et tellement mieux qu'aujourd'hui.

Je me désole quand, comme d'autres commentateurs à gauche, elle s'en prend à la lourdeur de nos vies, à une morosité ambiante. Quand elle laisse comprendre, ni plus ni moins : « Ah-que-la-vie-est-donc-pénible-de-nos-jours-où-il-faut-travailler-plus-fort-à-cause-du-méchant-marché-qui-nous-rend-malade-ce-qui-n'était-pas-le-cas-dans-le-bon-vieux-temps. »

Oui, la vie des adultes roule vite, très vite, surtout pour ceux qui ont de jeunes enfants. Et oui, nos boulots nous accaparent, encore davantage si l'on ne remise pas nos cellulaires les fins de semaine. Et oui, la croissance économique et la concurrence mondiale sont exigeantes.

Mais dans les faits, qu'en est-il du passé québécois que certains glorifient ? Quelle vie idéalise-t-on au juste ? Sommes-nous vraiment à plaindre aujourd'hui, au Québec ?

Le passé, c'est celui-ci. D'abord, les gens travaillaient davantage à l'époque, même dans les mythiques années 70. Ainsi, selon Statistique Canada, la semaine des travailleurs de 25 à 54 ans au Québec - ceux dans la force de l'âge - était de 36,3 heures en 1976, soit près de 3 heures de plus qu'aujourd'hui !

Depuis 40 ans, le nombre d'heures est progressivement en baisse, et plus particulièrement depuis le boom des technos en 2000. Et détail non négligeable : c'est au Québec que la semaine de travail des 25 à 54 ans était la plus courte au Canada en 2017 (33,6 heures contre 35,1 en Ontario et 36,3 en Alberta).

Le passé, c'est aussi un chômage parfois endémique (plus de 10 % en 1977, plus de 15 % en 1982 et plus de 12 % en 1991, contre 5,4 % aujourd'hui) et un nombre très important de bénéficiaires de l'aide sociale.

Le passé, c'est aussi une espérance de vie de 12 ans moindre dans les années 60 au Québec (82,4 ans aujourd'hui), et une vie en moins bonne santé.

Avant 2006, il n'y avait pas le généreux congé parental actuel, et les parents manquaient d'encore plus de temps pour s'occuper de leurs enfants sans soucis financiers.

Avant 1997, il n'y avait pas de garderie à 8 $, pas d'assurance médicaments, pas de Loi sur l'équité salariale (1996).

Avant 1978, il n'y avait pas d'assurance automobile publique au Québec, réforme qui a fait chuter les primes autos et, surtout, permis d'indemniser de nombreuses victimes sans moyens. À l'époque, il y avait aussi cinq fois plus de décès sur les routes, qui comptaient pourtant trois fois moins de voitures. Des drames routiers, il s'en vivait beaucoup plus...

Avant 1970, il n'y avait pas d'assurance maladie, et la vie des citoyens dépendait bien plus souvent des moyens qu'ils avaient pour se soigner. Pour accoucher, les femmes devaient payer.

C'est sans compter les rapports humains qui se sont transformés. 

Les femmes avaient un avenir bouché par une discrimination systémique bien plus grande qu'aujourd'hui. Elles devaient aussi plus souvent garder le silence sur les violences conjugales et les agressions dont elles étaient victimes.

Les homosexuels devaient se cacher. Les patrons traitaient leurs employés sans ménagement. Les francophones venaient au second rang, derrière les anglophones. Les attentats terroristes étaient plus nombreux, la guerre froide sévissait...

Depuis les années 70, notre niveau de vie a considérablement augmenté, même dans le cas de la classe moyenne, selon une étude fouillée de Luc Godbout, de l'Université de Sherbrooke.

Et au bout du compte, nous sommes aujourd'hui l'un des peuples les plus heureux de la planète, selon la très sérieuse analyse du World Happiness Report, basé sur des sondages dans 156 pays.

Ainsi, le Canada figure au septième rang mondial pour le bonheur autodéclaré de ses citoyens, et le Québec est au-dessus de la moyenne canadienne ! Parmi les prédicateurs du bonheur, justement, le revenu par habitant, la liberté, le filet social, l'espérance de vie en santé et la générosité, entre autres.

Qu'on me comprenne bien, je ne dis pas que tout va bien. Et je suis bien heureux qu'on débatte de la question pour améliorer le Québec, surtout avec la verve de Catherine Dorion, dont on entendra parler encore longtemps, j'en suis convaincu. Je vous invite d'ailleurs à l'écouter ou à lire son discours.

Mais je m'interroge. Comment expliquer le marasme social que décrit Catherine Dorion quand on sait que la planète entière veut venir vivre ici ? Pourquoi transposer ce mal de l'âme à l'ensemble de la population, à ceux qui adorent leur vie et leur travail, et alors que la plupart se déclarent heureux dans les sondages ?

Non, le Québec n'a pas mal digéré le marché, et je ne reviendrais certainement pas en arrière.