Personne n'ose vraiment dénoncer : ni les partis politiques, ni les organisations de défense des droits de la personne, ni même les féministes, ou si peu. Au fond, qui n'a pas déjà consommé de la pornographie ?

Et bien sûr, les moeurs évoluent. Ce qui était tabou il y a 25 ans est devenu plus convenable aujourd'hui, si bien que la consommation de porno est de plus en plus universelle, même pour une femme sur quatre, selon un récent reportage de mes collègues de la section Pause.

Cette apparence de consensus social donne libre cours aux diffuseurs sur l'internet. Qu'importe qu'on retrouve fréquemment sur ces sites des formes de violence ou d'humiliation, surtout à l'endroit des femmes. Qu'importe, puisque les acteurs sont consentants, n'est-ce pas ? Une fille qui se fait tirer les cheveux et qui crie, c'est un jeu, bien sûr. Et puis les acteurs sont payés, non ?

Tout y est permis, ou presque. La pornographie infantile est interdite, mais les vidéos cochons où l'actrice, tout juste majeure, a des traits de fillette passent la rampe. D'ailleurs, ce type de porno (Teen) est le plus consommé par les hommes, selon un relevé de Pause.

Bref, parce que les moeurs évoluent, parce que l'État n'a rien à faire dans la chambre à coucher, parce que l'internet est un média sacré à l'abri de la réglementation, parce que les actrices et acteurs viennent d'ailleurs, parce que, enfin, toutes les couches de la société fréquentent ces sites, personne n'ose vraiment critiquer l'industrie et exiger des normes minimales.

Or, mon collègue Maxime Bergeron nous apprend que cette industrie mondiale du porno est surtout concentrée à Montréal, par le truchement de la firme MindGeek. Enfin, pas les tournages, qui se déroulent surtout en Californie, mais tout le développement informatique, la gestion du trafic, etc.

Les deux tiers des 1400 employés de l'organisation travaillent à Montréal et contribuent à bonifier un chiffre d'affaires annuel qui avoisinerait les 800 millions CAN.

Surtout, mon collègue dresse le portrait d'un groupe qui a ses antennes dans plusieurs paradis fiscaux, dont le Luxembourg, l'Irlande, Chypre et Curaçao. La structure qu'il met au grand jour est justement l'une de celles que dénonce le comité BEPS de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) (1).

Ce comité, qui a fait l'objet d'un accord des pays industrialisés, veut mettre fin aux transferts des bénéfices des multinationales dans les pays faiblement imposés où ces organisations n'ont que des coquilles vides. Cette pratique ne contrevient pas forcément aux lois fiscales, mais constitue de l'évitement auquel les principaux pays industrialisés veulent mettre fin, dont le Canada.

Sur son site web, MindGeek ne précise pas qu'elle fait dans le porno, tant s'en faut. L'entreprise se décrit comme un « chef de file mondial des technologies de l'information ». À Montréal, on y embauche notamment des programmeurs et des experts du marketing internet.

Malheureusement, il n'est pas possible de savoir si les salaires des employés de MindGeek sont payés à 30 % par le gouvernement du Québec par l'entremise du crédit d'impôt pour le développement des affaires électroniques, puisque les données des bénéficiaires sont confidentielles.

Ce n'est pas tout : au fil des acquisitions, MindGeek et son modèle d'affaires ont atteint un tel degré d'influence sur l'industrie que les conditions de travail ont été transformées, tel un quasi-monopole, rapporte aussi mon collègue. Les actrices en savent quelque chose : tu veux 400 $ pour une scène olé olé ? Désolé, ma belle, mais ça rapporte seulement 200 $ désormais.

Pourtant, la concurrence est une règle sacrée dans les pays industrialisés. Quand un géant veut acheter un concurrent au Canada, par exemple, il doit recevoir l'aval du Bureau de la concurrence, qui peut exiger que l'entreprise cède à un tiers une partie de son acquisition pour favoriser la concurrence. Inutile de dire que les acquisitions de sites internet pornos ne subissent pas de telles vérifications.

Quant aux conditions minimales de travail des actrices et acteurs, une récente affaire en Californie nous en donne un aperçu. Depuis quelques années, la Californie veut renforcer l'application des lois sur le port du condom par les acteurs de l'industrie pour des questions de santé publique. Or, MindGeek s'y oppose fermement, s'étant même vu imposer une amende salée récemment pour avoir financé une contre-campagne, ce qui est interdit aux non-résidants en vertu des règles électorales américaines.

Bref, c'est le Far West dans cette industrie. Une industrie qui est principalement dirigée de Montréal par des Montréalais. Et personne pour la dénoncer...

(1) Acronyme pour Base Erosion And Profit Shifting (érosion de la base d'imposition et transfert de bénéfices)