L'une des stratégies préférées des multinationales pour minimiser leurs impôts est de stationner leurs brevets dans des « paradis fiscaux ». Ces brevets - et les autres actifs incorporels - leur procurent de juteux profits, qui sont ainsi peu imposés.

Or, sous la pression des pays développés, une « véritable révolution » est en cours, qui change complètement la donne. L'expression « véritable révolution » ne vient pas de moi, mais du prudent professeur de fiscalité Jean-Pierre Vidal, de HEC Montréal, qui signe un texte fouillé sur le sujet avec l'avocat Mathieu Gendron, de la firme Deloitte.

Les changements aux « conséquences majeures » ne seront pas implantés l'an prochain ni dans deux ans. Ils sont entrés en vigueur le 23 mai 2016, lorsque le Conseil de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a approuvé de nouveaux principes en la matière. Les tribunaux canadiens et internationaux, faut-il savoir, s'inspirent de ces principes pour trancher les litiges fiscaux.

Pour comprendre, il faut savoir comment fonctionnent les multinationales. Leur objectif est de localiser une grande part de leurs sources de revenus dans des pays où il y a peu d'impôts et une grande part de leurs sources de dépenses dans les pays où les taux d'imposition sont élevés. Typiquement, les pays aux taux d'imposition élevés sont les pays développés, comme le Canada.

Dans le cas du brevet, par exemple pour un médicament, la coquille du paradis fait des profits en facturant des redevances d'utilisation à ses filiales, situées notamment au Canada. Les profits sont donc peu imposés.

Pendant ce temps, les redevances versées par les filiales viennent réduire leurs profits réalisés dans les pays développés, notamment le Canada, minimisant ainsi l'impôt local. Les multinationales gagnent des deux côtés.

Vous me suivez ?

Jusqu'à aujourd'hui, les pays à fiscalité élevée avaient développé des outils pour encadrer le phénomène. Essentiellement, on acceptait que les filiales de multinationales déduisent les redevances payées aux coquilles à la condition qu'elles soient raisonnables, c'est-à-dire conformes au libre marché.

Dit autrement, si des tiers indépendants étaient prêts à payer les mêmes redevances pour l'utilisation du même brevet, c'est que le niveau payé était juste. Inversement, le niveau était jugé trop élevé et le fisc refusait la partie qui excédait celle de pleine concurrence(1).

Le hic, c'est que pour y parvenir, les « bons comparables sont [souvent] rares ou inexistants », explique le duo Vidal-Gendron. Qui plus est, « le choix qui sert de base aux comparaisons était déterminé par les multinationales elles-mêmes ».

Pour contrer ce transfert des bénéfices indus, les pays de l'OCDE ont accouché des principes révolutionnaires de mai dernier.

Vous êtes toujours là ?

Dorénavant, donc, tout sera centré sur la création de valeur des entreprises, par exemple les actifs tangibles, les ventes et le nombre d'employés. Pour le fisc, les redevances versées par les filiales risquent donc de ne plus être déductibles d'impôt, dans la mesure où la coquille qui détient le brevet contribue peu à la création de valeur. Par exemple, « l'entité distincte qui ne donnerait rien d'autre qu'une adresse dans un pays à fiscalité avantageuse ne mériterait aucune part des profits », expliquent les auteurs.

Un exemple ? Disons une multinationale qui comprend trois entités dans trois pays : FabCo (1000 employés, aucune vente, taux d'impôts élevés), VentesCo (100 employés, toutes les ventes, taux d'impôts élevés) et BrevetsCo (aucune vente, aucun employé, faibles taux d'impôts). Globalement, l'organisation fait 150 millions de profits.

Auparavant, on pourrait dire que l'essentiel des profits imposables était réalisé par BrevetsCo, et accepté par le fisc, et les impôts étaient donc nuls ou presque. Avec l'instauration de la nouvelle politique de l'OCDE, c'est FabCo et VentesCo qui se verront attribuer la création de valeur et conséquemment, les profits et les impôts.

Fin de l'affaire ? Pas tout à fait. Pour le moment, les causes de la création de valeur ne sont pas précisées par l'OCDE et elles devront être examinées au cas par cas. « Le défi sera considérable », écrivent les auteurs.

Dans notre exemple, la création de valeur sera-t-elle davantage attribuée à FabCo et ses 1000 employés ou à VentesCo, qui fait la totalité des ventes ?

« Le différend passera à un autre niveau. Ce qui était un différend entre un contribuable et un pays deviendra un différend entre un pays et un autre pays » pour le calcul de la création de valeur et le partage des impôts.

Cela dit, il faudra peut-être 10 ans avant de commencer à connaître les impacts concrets de ces changements devant les tribunaux. En effet, c'est le temps que peut prendre une contestation d'un contribuable devant le fisc pour une question complexe, puis devant les tribunaux, suivi d'un jugement.

Pour nombre d'observateurs, la nouvelle politique freinera enfin l'érosion des impôts des multinationales et les pays à fiscalité élevée sortiront gagnants. Étonnamment, Jean-Pierre Vidal croit que c'est le contraire qui pourrait se produire. Il juge que les multinationales seront davantage incitées à déplacer dans les pays peu imposés non seulement les actifs intangibles, comme les brevets, mais également les usines et les emplois.

« Cette nouvelle approche pourrait bien empirer considérablement les choses », dit-il, craignant que les pays doivent plus que jamais se faire une concurrence fiscale pour attirer les emplois et les usines, avec des mesures fiscales incitatives.

Rien n'est simple en fiscalité...

(1) C'est ce qui s'appelle le mécanisme des prix de transfert