Imaginez un petit ballon qu'on remplit d'eau avec une pompe à forte pression. Le ballon grossit, grossit, grossit jusqu'à ce que se produise l'inévitable: il éclate.

C'est ce phénomène qui est en train de se produire avec le pétrole en Alberta. Les entreprises sortent de plus en plus de pétrole de terre, mais ne disposent pas d'infrastructures majeures pour l'exporter. Vers l'océan Pacifique, la Colombie-Britannique a dit non au pipeline Northern Gateway. Au sud, les États-Unis font la sourde oreille au projet Keystone XL. Et il y a une limite au transport de pétrole par train.

Les Albertains ont donc ardemment besoin du projet d'oléoduc Énergie Est pour écouler leur pétrole, sans quoi leur bulle va éclater. Le projet de TransCanada est en quelque sorte le plan C de l'Ouest.

Dans ce contexte, le Québec a un grand pouvoir de négociation. Le gouvernement du Québec peut accepter de crever l'abcès pétrolier de l'Alberta et de la Saskatchewan, mais fixer certaines conditions. Or, il ne s'en sert pratiquement pas.

TransCanada veut construire un oléoduc de 4600 kilomètres vers l'est, dont 700 kilomètres traverseraient le Québec. Celui-ci bénéficierait d'un investissement de 4 milliards de dollars sur 7 ans (le tiers du projet total) qui créerait 2400 emplois directs pendant la période de construction. Cette injection de capitaux et ces emplois seraient les bienvenus au Québec, dans le contexte économique actuel. Néanmoins, seuls 133 emplois directs seront conservés pendant la période d'exploitation du pipeline qui suivra.

Le gouvernement du Québec est manifestement insensible aux impacts environnementaux du projet, en particulier dans le secteur de Gros-Cacouna, comme on a pu le voir avec l'octroi du permis factice du ministère de l'Environnement.

À Gros-Cacouna, TransCanada veut construire une jetée pour transborder le pétrole dans les navires-citernes pour l'exportation. Or, ce site est en plein coeur du lieu de reproduction des bélugas, une espèce en péril. La zone est aussi l'habitat de plusieurs autres mammifères marins. Qu'on pense aux marsouins ou aux baleines bleues.

À la fin des années 90, le Québec a justement donné naissance au parc marin pour protéger la population de bélugas. Dans le secteur se trouve également une autre zone protégée, près de L'Isle-Verte, que fréquentent des milliers d'oiseaux marins.

Certes, il y a déjà un port à Gros-Cacouna, où transitent certains bateaux. Sauf que les nouveaux navires-citernes qui viendront chercher le pétrole bitumineux de TransCanada seront six fois plus gros que les bateaux actuels, avec un volume de près 150 000 tonnes. La nouvelle jetée du port pourrait remplir deux de ces bateaux par jour. Avant d'être remplis de pétrole, les navires rejetteront dans ce secteur protégé des milliers de tonnes d'eau de ballast venue d'ailleurs.

Les experts le reconnaissent, les accidents pétroliers majeurs, comme celui de l'Exxon Valdez en Alaska, sont rares. Par contre, les déversements sporadiques le sont beaucoup moins.

Compte tenu de l'intense besoin de l'Ouest pour écouler son pétrole, pourquoi le Québec n'utilise-t-il pas son pouvoir de négociation pour réclamer le déplacement du projet dans une zone moins fragile? Ne serait-ce pas là une demande raisonnable, sachant la sensibilité grandissante de la population en ce qui concerne la production de pétrole bitumineux et ses impacts sur le réchauffement de la planète?

Pourquoi pas Matane?

Certains diront que les Québécois, encore une fois, cherchent à bloquer des projets, à s'opposer au développement économique. Ils prendront en exemple le Nouveau-Brunswick, où aboutira un autre tronçon du pipeline de TransCanada, à Saint-Jean, près des installations du raffineur Irving. Ils ont tout faux: le port du Nouveau-Brunswick accueille déjà de gros navires-citernes, et les enjeux environnementaux ne sont nullement comparables.

À 200 kilomètres en aval de Gros-Cacouna se trouve le port de Matane, un secteur beaucoup plus propice aux activités portuaires de gros tonnage. Matane a d'ailleurs un secteur industriel assez développé. La navigation y est aussi plus facile l'hiver, lorsque les glaces envahissent le fleuve.

Le changement exigerait des investissements additionnels de TransCanada, mais cette injection de capitaux serait somme toute négligeable sur la durée de vie du pipeline. Et surtout, ce changement rallierait bien des opposants au projet et aurait un impact considérable sur l'image de l'industrie pétrolière.