C'est connu, le gouvernement Harper jongle avec l'idée de baisser les impôts en permettant aux couples avec enfants mineurs de fractionner leurs revenus. La mesure est contestée, car elle favoriserait un groupe restreint de familles nanties.

Or, une telle pratique est possible depuis longtemps pour les gens d'affaires et les professionnels fortunés qui s'en donnent la peine. J'ai découvert l'astuce fiscale - tout à fait légale - en écrivant ma chronique sur l'échappatoire fiscale de 55 millions de dollars, parue hier.

Le fractionnement de revenus, faut-il savoir, est le transfert de revenus d'un contribuable dont le taux d'imposition est élevé à un autre dont le taux d'imposition est moindre (conjoint, enfant, etc.), ce qui permet d'économiser de l'impôt.

Hier, j'écrivais que le ministère des Finances a décidé de bloquer une échappatoire qui permet aux avocats et autres professionnels de transférer des revenus à leurs enfants mineurs par l'entremise d'une fiducie et d'épargner ainsi beaucoup d'impôts. Le fractionnement de revenus avec des enfants MINEURS est donc interdit, mais pas celui entre personnes MAJEURES.

Autrement dit, les avocats et autres professionnels fortunés n'ont pas à attendre la décision du gouvernement Harper. Ils peuvent déjà, en utilisant une fiducie, structurer leurs affaires pour partager leurs revenus avec leur conjoint ou leurs enfants majeurs. Les médecins, les entrepreneurs et les gens d'affaires ont eux aussi recours à des planifications fiscales légales semblables qui permettent de dégonfler leur facture d'impôts.

La pratique est passablement répandue, nous explique d'ailleurs l'expert Jean-François Thuot, de la firme comptable Raymond Chabot Grant Thornton. «Et si la structure est bien faite, il n'y a pas de règles pour l'empêcher», dit-il.

Voyons voir. La structure la plus simple est la même que celle décrite dans la chronique d'hier. Essentiellement, un associé d'une société de personnes, comme un cabinet d'avocats, peut faire verser une partie de ses honoraires dans une fiducie qu'il contrôle. Cette fiducie verse ensuite la somme aux bénéficiaires désignés, que ce soit la conjointe de l'avocat, ses enfants majeurs, un parent ou même une personne majeure sans lien familial.

Prenons l'exemple d'un avocat qui gagne 500 000$. Au Québec, tous ses revenus au-dessus de 150 000$ sont imposés à 50%. S'il transfère 100 000$ à sa conjointe sans revenus, par l'entremise d'une fiducie, le couple économisera 19 000$. En effet, les 100 000$ de revenus entre les mains de sa conjointe sont imposés à 31%, soit 19 points de moins que 50%.

Autre possibilité: la somme transférée est plutôt de 20 000$ à un enfant majeur sans revenus, par exemple un étudiant. Dans ce cas, l'économie d'impôts sera de 7920$, puisque le taux d'imposition réel de ces 20 000$ est de 10,4% plutôt que 50%. Belle façon de payer les études!

Ce transfert entre personnes majeures est légal, car il provient de revenus d'entreprise, et non de revenus d'emploi. Les entreprises ont le loisir de répartir leurs profits entre les bénéficiaires - associés, fiducie, actionnaires - comme elles l'entendent. Dans ce cas-ci, elles n'en tirent elles-mêmes aucun avantage fiscal.

Les mêmes règles s'appliquent pour un journaliste, par exemple: un permanent de La Presse ne peut fractionner son salaire avec sa conjointe, même avec une fiducie. Du moins, pas tant que le gouvernement Harper ne le permettra pas. Par contre, un journaliste pigiste - travailleur autonome - pourrait le faire. Ce pigiste a des revenus plus aléatoires et un statut plus risqué, comme c'est le cas des entrepreneurs, d'où l'avantage, en quelque sorte. Bien sûr, il faudrait que le jeu en vaille la chandelle, puisque la structure fiduciaire peut coûter plus de 10 000$.

Fractionnement inc.

Par ailleurs, le fractionnement de revenus est aussi possible pour les entreprises incorporées, nous explique M. Thuot, et non seulement pour les sociétés de personnes.

Dans ce cas, pas besoin de fiducie: il faut que la conjointe et les enfants majeurs deviennent actionnaires de l'entreprise. Pour éviter qu'ils en aient le contrôle, les enfants et le conjoint se voient attribuer des actions à dividendes discrétionnaires, tandis que l'entrepreneur garde les actions avec droits de vote. Pour fractionner son revenu, l'entrepreneur fait déclarer un dividende versable aux détenteurs des actions à dividendes discrétionnaires, et le tour est joué.

En somme, pour les gens fortunés dont la source de revenus n'est pas du revenu d'emploi, le fractionnement de revenus est répandu. Est-ce pour cette raison, entre autres, que le gouvernement Harper veut étendre le fractionnement aux revenus d'emploi?

Rappelons que la promesse conservatrice de permettre le fractionnement pour les couples avec enfants mineurs, jusqu'à concurrence de 50 000$, priverait le fisc fédéral de 2,7 milliards par année.

En tout, cette mesure avantagerait 1,8 million de familles au Canada, principalement des couples dont l'un des deux membres gagne beaucoup plus que l'autre. C'est le cas, par exemple, des couples dont l'un des conjoints reste à la maison pour élever les enfants, plus courant dans l'ouest du pays. Précisons que les personnes retraitées peuvent déjà fractionner leurs revenus.