La déconfiture rapide de Heenan Blaikie, sans précédent au Canada, nous fait prendre conscience de la fragilité des cabinets d'avocats, mais aussi de l'importance des bonnes relations entre les associés.

«Les grands cabinets sont des maternelles avec de gros ego. Il y a de la jalousie et beaucoup de politique», nous rappellent des avocats d'expérience.

En quelques semaines, rappelons-le, la firme fondée à Montréal en 1973 a été contrainte de se saborder, secouée par les nombreux départs d'associés d'expérience vers des concurrents. Le cabinet de quelque 500 avocats avait pourtant une réputation enviable, avec des bureaux à Montréal, Toronto, Calgary et Vancouver, entre autres. Son chiffre d'affaires atteignait 212 millions de dollars en 2013 et ses profits, 75 millions.

La dissolution de Heenan Blaikie est l'occasion de se pencher sur le mode de fonctionnement d'affaires des cabinets d'avocats. D'abord, la froide réalité: les firmes d'avocats sont des entreprises à but très lucratif, bien avant d'être des gardiens vertueux du droit et des lois.

Or, qui dit lucratif, dit clients, facturation et partage des profits. Pour avoir droit de cité, les avocats promus au rang d'associés doivent attirer de gros clients au sein du cabinet et leur facturer de nombreuses heures. La facture grimpe vite, car le tarif des associés peut varier de 300 à 800$ l'heure. Certains avocats attirent les clients avec leur seule expérience et leur compétence, mais l'aspect «vente et marketing» est aussi important.

Chaque associé est en quelque sorte une PME, et les grands cabinets comptent, en général, un ou deux avocats salariés par associé. Les avocats salariés ont pour objectif de facturer de 1500 à 1700 heures par année à leurs clients, et les associés un peu moins, compte tenu de leurs tâches de gestion.

Les grands cabinets sont un amalgame de différentes divisions. Certaines ont des revenus plus stables, comme les divisions des litiges ou du droit administratif, mais leurs tarifs horaires sont généralement moindres. D'autres ont des revenus plus fluctuants, comme les équipes de droit dédiées aux fusions et acquisitions, mais leurs tarifs sont plus élevés.

À la fin de l'année, les profits sont partagés selon un système de pointage, qui est fonction de l'atteinte des objectifs budgétaires de chaque associé et de son équipe.

Tout va bien quand l'économie roule à fond de train et que les fusions et acquisitions de leurs entreprises clientes se multiplient. Sur certaines transactions, des avocats peuvent travailler chacun 80 heures par semaine pendant quelques semaines. Comme les fusions se chiffrent parfois en centaines de millions, les clients ne sont pas réticents à verser 1 million de dollars d'honoraires à leurs avocats, par exemple.

Les choses se gâtent quand l'économie ralentit. Les avocats commerciaux rapportent moins. Les autres associés acceptent la situation pendant un certain temps, mais leurs relations s'enveniment si la situation perdure. Surtout, le partage du butin de fin d'année devient source de tension si les associés doivent absorber une baisse de leurs revenus.

Pourquoi devrais-je écoper si ma division des litiges fonctionne bien? Habitués à des revenus annuels de 300 000$ et plus, certains trouvent difficile de voir leur train de vie reculer de 10-15%, nous ont expliqué des avocats.

Ce sont des tensions du genre entre les divisions qui ont pu couler Heenan Blaikie, jumelées à des accrochages entre les bureaux de Montréal et Toronto. La descente s'est accélérée avec le départ de certains gros canons qui rapportaient beaucoup, laissant à ceux qui restent moins de profits éventuels et plus de dépenses (loyers, employés de soutien, etc.).

La chute de Heenan Blaikie illustre également l'importance d'avoir un leadership fort dans ce genre d'organisations. Le départ de Roy Heenan, en 2012, a été comblé par une direction bicéphale qui n'a pas su calmer le jeu.

«Dans les grands bureaux, personne ne parle d'argent ouvertement, mais en coulisses, ce sont vraiment l'argent et les grosses payes qui comptent», nous a dit un autre avocat.

Chez Heenan Blaikie, la dissolution pourrait être douloureuse. Il n'est pas clair que tous les associés récupéreront la totalité de leur mise de fonds, une fois les comptes payés, comme les loyers. Pour les avocats récemment devenus associés, qui ont pu emprunter pour faire leur mise de fonds, l'impact pourrait être frustrant.

Bref, une dissolution triste pour la profession, mais aussi pour Montréal qui perd un cabinet d'envergure.