Le gouvernement fédéral cherche de l'argent. Le gouvernement du Québec cherche de l'argent. Aucun des deux ne veut hausser les impôts et pour eux, compresser les dépenses devient de plus en plus difficile.

En cette période prébudgétaire, que diriez-vous si je vous disais que les gouvernements peuvent récupérer 700 millions de dollars par année en corrigeant une injustice fiscale? C'est ce que soutient le fiscaliste Yves Chartrand, du Centre québécois de formation en fiscalité (CQFF).

Qu'en est-il au juste? L'iniquité concerne la possibilité qu'ont certains contribuables de fractionner leurs revenus de retraite avec leur conjoint avant l'âge de 65 ans. Le fractionnement est le fait pour un contribuable de transférer, aux fins de l'impôt, une partie de ses revenus à son conjoint ou à sa conjointe. L'objectif est de diminuer le taux d'imposition moyen des deux membres et donc de réduire la facture fiscale.

La possibilité de fractionner les revenus a été permise à partir de 2007 par le ministre fédéral des Finances, Jim Flaherty. Les provinces ont emboîté le pas. À l'époque, Jim Flaherty venait de mettre fin aux fiducies de revenu tous azimuts, qui permettait à bien des retraités de toucher de bons revenus récurrents.

L'iniquité dénoncée par certains fiscalistes, dont Yves Chartrand, tient au fait que le fractionnement des revenus est autorisé avant 65 ans seulement pour les bénéficiaires d'un régime de leur employeur, ce qu'on appelle un régime de pension agréé (RPA).

Les contribuables qui n'ont pas de régime de leur employeur et qui se sont plutôt amassé des fonds pour leurs vieux jours avec leur REER n'ont pas droit à cet avantage.

Pour certains jeunes retraités, l'avantage peut être considérable. Les participants aux formations du CQFF ont constaté des économies pour leurs clients variant de 200$ à 12 500$ par année!

Yves Chartrand donne l'exemple des policiers, des pompiers ou d'autres fonctionnaires dont le régime prévoit la possibilité de prendre leur retraite avant l'âge de 65 ans, bien souvent sans pénalité. Ces contribuables peuvent réduire leurs revenus sur leurs déclarations au fisc en transférant une partie de ces revenus à leur conjointe.

«Ce sont des gens qui bénéficient d'avantages particuliers. Et plusieurs ont continué de travailler après avoir commencé à encaisser leurs rentes de retraite fractionnables. C'est vraiment injuste. Les fiscalistes sont en furie», dit Yves Chartrand.

Avec ses partenaires, Yves Chartrand a fouillé dans les statistiques fiscales pour chiffrer combien coûte cet avantage au gouvernement fédéral et aux provinces. En 2012, estime le CQFF, les gouvernements du Canada se sont privés d'une somme avoisinant les 600 millions, dont 390 millions au fédéral et 60 millions au Québec.

À cette somme, il faut ajouter une centaine de millions pour l'ensemble des gouvernements afin de tenir compte du crédit d'impôt pour les revenus de pension (2000$ au fédéral). En effet, une conjointe qui se voit transférer de son conjoint un revenu de pension a elle aussi droit au crédit d'impôt.

Bref, en plus de faire partie des chanceux qui ont un régime de retraite, certains rentiers bénéficient, avec le fractionnement, d'avantages considérables par rapport aux contribuables sans régime de leur employeur (60% de la population environ).

Le professeur de fiscalité et d'économie Luc Godbout, de l'Université de Sherbrooke, juge aussi la mesure inéquitable. «On peut effectivement se poser la question: pourquoi certains ont-ils le droit de fractionner avant 65 ans et d'autres non?», dit-il.

Yves Chartrand réclame que les gouvernements mettent fin à ce passe-droit. Il propose que le fractionnement ne soit permis qu'à partir de 65 ans pour tous les contribuables.

Le bouillant fiscaliste n'en est pas à ses premières dénonciations du régime fiscal. À l'automne 2012, La Presse publiait un dossier dans lequel Yves Chatrand dénonçait une erreur de l'Agence du revenu du Canada (ARC) concernant les prestations fiscales pour enfants.

Le fiscaliste et ses collègues avaient constaté que l'Agence avait réduit les prestations des familles qui avaient changé de statut matrimonial en faisant erreur sur la date d'application de la mesure du ministre fédéral des Finances. À partir de janvier 2012, certaines familles avaient vu leurs prestations annuelles réduites indûment jusqu'à 7000$.

Au total, quelque 58 000 familles canadiennes ont été lésées par l'erreur de l'Agence, selon les renseignements qu'a obtenus le CQFF grâce à une demande d'accès à l'information. À l'époque, la ministre du Revenu, Gail Shea, s'était publiquement excusée pour cette bévue, lançant du même coup un programme de remboursement. La somme de remboursement en jeu oscille entre 65 et 78 millions, selon le CQFF.