Personne ne le nie: les écarts de revenus entre les riches et les pauvres s'accroissent sans cesse depuis 30 ans. Si le constat est clair, les solutions sont beaucoup moins simples qu'il n'y paraît.

D'abord, les faits. Le phénomène est mondial, mais surtout concentré dans les pays anglo-saxons, plus libéraux, en particulier les États-Unis. Chez l'Oncle Sam, les 1% des plus riches accaparaient 17% de tous les revenus avant impôt en 2009, contre environ 13% en 1989. C'est ce qui a fait naître le mouvement Occupy Wall Street.

Le Royaume-Uni, le Canada et l'Australie, dans l'ordre, ont aussi vu la concentration des revenus des 1% les plus riches augmenter, tandis que le phénomène est moins important au Japon et presque inexistant en France et au Danemark.

Les économistes avancent différentes raisons pour expliquer le fossé. D'abord, la chute des taux d'imposition de l'ère Thatcher/Reagan a pu inciter les riches à moins recourir à l'évasion fiscale, ce qui aurait fait bondir leurs revenus officiellement déclarés avant impôt. Toutefois, l'accroissement du fossé aurait alors dû être limité aux années suivant la baisse des impôts et stagner par la suite, ce qui ne fut pas le cas.

Autre raison invoquée: la baisse des impôts a pu être, pour les hauts salariés et les entrepreneurs, un facteur de motivation à travailler plus - et donc à gagner plus - puisqu'il leur en reste davantage après impôt. Normalement, cette motivation aurait dû faire croître davantage les économies des pays qui ont baissé leurs impôts. Or, les économistes de gauche français Thomas Piketty et Emmanuel Saez constatent que cette corrélation est pratiquement inexistante sur 30 ans.

D'autres économistes croient que l'explosion des nouvelles technologies a suscité un besoin accru de main-d'oeuvre spécialisée, ce qui a poussé les salaires de ces personnes à la hausse. Pensez aux ingénieurs informatiques que s'arrachent les entreprises. Le contre-exemple japonais et français, où les écarts de revenus ont peu augmenté, met toutefois du plomb dans l'aile à cette théorie, fait remarquer l'économiste Daniel Parent, de HEC Montréal.

Alors quoi? Plusieurs observateurs pointent plutôt en direction des cadres supérieurs des entreprises en Bourse, dont le pouvoir de négociation a été multiplié depuis 20 ans.

Premier responsable: la surenchère. Lorsqu'une entreprise embauche un PDG, elle veut nécessairement qu'il fasse mieux que la moyenne et elle le rémunère comme tel. Son salaire de base est ainsi fixé, bien souvent, au 75e centile de l'industrie (et non au 50e). Or, cette boucle a pour effet d'augmenter sans cesse la moyenne des salaires de base de l'industrie, à laquelle tous se comparent.

Autre responsable: la rémunération variable, notamment les options d'achat d'actions. En principe, les options incitent les patrons à faire grimper le cours de l'action de l'entreprise, au grand plaisir des actionnaires, puisque la valeur des options suit le cours du titre boursier. Certains ont touché des sommes mirobolantes avec ces options, qu'on pense aux patrons de Nortel Networks et aux banquiers.

Le problème, c'est que les patrons ne sont pas ou peu responsables de la hausse du cours boursier. Bien souvent, la progression d'un titre est plutôt un phénomène de vague sectorielle, par exemple le boom des technos, le boom des ressources ou le boom du secteur financier.

Bref, avec ces options, les entreprises ont accordé une fortune à leurs dirigeants, mais aucune étude n'a démontré que ces derniers ont véritablement créé plus de richesse. Depuis 10 ans, les options ont changé de forme ou ont été assorties de différentes conditions, mais le phénomène demeure.

Hausser les impôts, trop simpliste?

Que faire pour résorber les inégalités? Hausser massivement les impôts des riches?

C'est ce que suggère le tandem Piketty-Saez, de même que leurs réputés collègues Facundo Alvaredo et Anthony Atkinson. Ces économistes de gauche estiment que le taux d'imposition des hauts revenus, sans nuire à l'économie, pourrait être de 57%, voire 83%. Au Royaume-Uni, ce taux est passé de 40 à 50% en 2010 au sortir de la crise, disent-ils.

En pratique, cette avenue est suicidaire. D'abord, il faudrait boucher les échappatoires fiscales, ce que les pays s'emploient vigoureusement à faire, il est vrai. Surtout, il faudrait que tous les pays procèdent en même temps.

«Hausser les impôts risquerait au contraire de faire baisser les rentrées de fonds, puisque les riches changeraient leurs comportements ou trouveraient d'autres options», dit l'économiste Michael Veall, de l'Université McMaster, en Ontario, l'un des premiers au Canada à s'être penché sur la problématique des 1%.

Oui, mais la Suède l'a bien fait? Peut-être, sauf que leurs idoles Ingvar Kamprad (IKEA) ou Hans Rausing (Tetra Pak) ont quitté le pays pour la Suisse et le Royaume-Uni, il y a plusieurs années. La Suède a depuis réduit son taux marginal de 83 à 57%.

Et la France? «Allez vous promener dans les quartiers riches à Londres ou à New York, vous entendrez beaucoup de gens parler avec un accent français. Il y a un certain exode des Français, en particulier dans le milieu de la finance», fait remarquer Daniel Parent, de HEC Montréal.

Au Québec, le taux d'imposition marginal de 50% est le plus élevé du Canada. «Nous sommes à la limite du tolérable dans le contexte d'une économie ouverte. Hausser les impôts n'est pas une solution. Et les écarts de revenus ne sont pas le principal problème du Québec», dit Jean-Yves Duclos, de l'Université Laval.

Ni Michael Veall ni Daniel Parent ne croient que la règlementation est une solution. Plafonner la rémunération des PDG, comme les salaires des joueurs de hockey, fera fuir les meilleurs. En Suisse, un référendum vient d'ailleurs de rejeter cette option.

Alors, on fait quoi? «Si les riches ne s'enrichissent pas sur le dos des pauvres, si le niveau de l'eau monte pour tous, même s'il monte moins pour certains, c'est moins problématique», dit M. Parent, qui constate bien que ce n'est pas le cas aux États-Unis (mais c'est le cas dans les Prairies).

Depuis quelques années, certaines entreprises en Bourse permettent aux actionnaires de se prononcer sur la rémunération des dirigeants, mouvement appelé «Say on Pay». Le printemps dernier, à l'initiative de la Caisse de dépôt, les actionnaires se sont opposés à la rémunération excessive des dirigeants de la minière Barrick Gold, qui totalisait 50 millions de dollars. Il s'agissait d'une première dans l'histoire du Canada.

Ce genre de vote n'est toutefois pas décisionnel, seulement consultatif. Et il n'a aucune portée légale.

Qu'est-ce qui empêche les gouvernements de rendre obligatoire et décisionnel ce genre de votes? Et pourquoi les gouvernements n'encadrent-ils pas mieux l'établissement des salaires des grands patrons pour s'assurer que leurs émoluments sont vraiment mérités? Pourquoi maintiennent-ils un avantage fiscal pour les options d'achat d'actions?

Bref, les solutions ne sont pas simples. Nul doute qu'il faut se soucier du phénomène, cependant, sans quoi apparaîtront des tensions sociales qui pourraient faire basculer l'économie.