Imaginons une industrie où il y a un seul fabricant. Par exemple, faisons l'hypothèse d'une industrie des tabourets de bois au Québec où le seul fabricant serait Tabourets ABC.

Depuis 25 ans, l'industrie des tabourets a des problèmes financiers, faut-il savoir. En effet, le prix de gros obtenu sur le marché est inférieur de 20% au coût de production. Le gouvernement décide de verser des subventions à l'industrie parce qu'il juge que la production de tabourets est essentielle.

Pour ce faire, un organisme du gouvernement fixe la subvention par tabouret en analysant le coût moyen de fabrication d'un tabouret, disons de 100$, et en faisant une enquête sur le prix moyen du marché, disons 80$. La subvention est l'écart entre les deux, soit 20$. Vous me suivez?

Après quelques années, toutefois, des analystes soulèvent un sérieux problème. Ils découvrent que les composantes qui déterminent le coût de production d'un tabouret sont, pour la plupart, contrôlées par ABC. Autrement dit, les entreprises de vis, de barreaux et de colle sont détenues par ABC, si bien que le coût des intrants est presque entièrement déterminé par ABC. Mais il y a pire: les analystes constatent qu'il y a un seul acheteur de gros pour les tabourets et que cet acheteur est aussi contrôlé par ABC!

En somme, c'est ABC qui fixe l'essentiel des coûts de fabrication de l'industrie et achète les tabourets et qui, par le fait même, détermine le montant de la subvention et l'encaisse. Face à ce constat, il va de soi que les décideurs gouvernementaux envisagent de changer le mode de subventions pour s'assurer qu'il soit équitable.

Cette démonstration semble farfelue, mais elle s'apparente drôlement à la production de veaux de lait au Québec. Dans cette industrie, seulement deux entreprises contrôlent à peu près tout, soit les firmes Écolait et Délimax, constate-t-on à la lecture du reportage de ma collègue Marie Allard, paru lundi.

Les deux entreprises, appelées des intégrateurs, tiennent solidement les rênes de l'industrie, ayant fait signer des contrats à 90% des producteurs de veaux de lait. Ils leur vendent les petits veaux, leur vendent la poudre de lait qui sert à les engraisser et en financent plusieurs. Même les vétérinaires qui soignent les bêtes sont mandatés par les deux intégrateurs.

Une fois que les veaux sont engraissés, ces producteurs doivent les revendre aux intégrateurs, qui contrôlent les gros abattoirs au Québec. Les producteurs s'engagent, par contrat, à ne faire affaire qu'avec leur intégrateur contractant. Pas de concurrence possible.

Produire un veau de lait coûte environ 1000$ aux producteurs, mais ne rapporte que 800$. Ainsi, en 2011, chaque veau de lait abattu a bénéficié d'une compensation de 195$ venant du programme d'assurance stabilisation des revenus agricoles (ASRA), financé aux deux tiers par le gouvernement du Québec. L'essentiel des compensations en 2011, soit près de 25 millions de dollars, a été ultimement versé aux deux intégrateurs. Ces intégrateurs, faut-il savoir, engrangent aussi des revenus avec leurs activités de transformation de la viande.

N'y a-t-il pas quelque chose qui cloche? Les compensations ne sont-elles pas trop dépendantes de ces deux seuls groupes qui contrôlent le marché? Conséquemment, le gouvernement ne devrait-il pas faire un suivi des marges de profit des deux intégrateurs pour s'assurer que l'argent des contribuables est dépensé judicieusement?

Bien sûr, le système d'intégration a ses avantages. Il améliore l'efficacité de la chaîne de production, entre autres, et certains gros producteurs en sont satisfaits, puisque le système limite leurs risques au maximum.

Et, bien sûr, le prix des veaux pour l'abattage est calqué sur le prix américain, et celui de la poudre de lait est en partie encadré par la Commission canadienne du lait.

Le système entraîne toutefois des problèmes. L'an dernier, la productrice Peggy Lambert a déposé une requête en recours collectif contre Écolait pour se plaindre des «abus et de l'enrichissement sans cause» de l'organisation à l'encontre des producteurs. La version amendée de la requête a été déposée le mois dernier, demandant au tribunal d'autoriser la requête en recours collectif.

Le système a connu d'autres vices importants. En 2006, la Sûreté du Québec (SQ) a mené une enquête pour fraude. Selon un reportage de l'émission La Semaine verte, de Radio-Canada, certains producteurs se plaignaient de se voir facturer des coûts de production gonflés, mais compensés par des ristournes. En gonflant les coûts, les compensations de l'ASRA et du gouvernement étaient elles aussi indûment majorées. L'enquête de la SQ n'a finalement pas donné lieu à des accusations et les intégrateurs ont réfuté les allégations, mais des correctifs ont été apportés au programme d'ASRA.

Le secteur agricole est un système économique complexe, très réglementé et difficile à comprendre, beaucoup plus que celui des tabourets. Seuls quelques experts s'y retrouvent. Les faits entourant l'industrie du veau de lait, entre autres, devraient inciter le gouvernement et ses institutions à être vigilants. Le comité récemment mis en place pour réviser les programmes de sécurité du revenu, notamment l'ASRA, est l'occasion d'améliorer le système.