Les événements de 1981-1982 au Canada illustrent bien le genre d'homme qu'il était. Je ne parle pas de la «Nuit des longs couteaux», mais de la tentative de Paul Desmarais de prendre le contrôle du Canadien Pacifique (CP), alors symbole ferroviaire de l'unité canadienne. Et de l'énigmatique rôle de la Caisse de dépôt et placement dans cette affaire.

La saga commence en 1981. Paul Desmarais et ses entreprises, notamment Power Corporation, achètent une part grandissante des actions du CP. L'entreprise est active non seulement dans les chemins de fer, mais aussi dans l'immobilier, le pétrole et le transport maritime, notamment. Elle est la plus grande entreprise non gouvernementale du Canada, avec 110 000 employés.

À l'automne 1981, des rumeurs courent selon lesquelles Paul Desmarais souhaite prendre le contrôle du conglomérat, lui qui en est le plus important actionnaire, avec 5% des actions.

Au Canada anglais, la perspective de voir un Canadien français faire main basse sur le joyau canadien est reçue froidement. Surtout en cette ère de gouvernement "séparatiste" au Québec et face à la montée sans précédent de l'entrepreneuriat franco-québécois et ses nombreuses acquisitions (Domtar, Dominion, Noranda, Gaz Métropolitain, etc.).

En décembre 1981, la participation de Paul Desmarais passe à 11%, et c'est un secret de polichinelle qu'il souhaite l'augmenter à 20%, une proportion clé pour avoir un contrôle de facto de l'entreprise. La cible est à portée de main, considérant que la Caisse de dépôt, créature du gouvernement du Québec, pourrait bien aider Paul Desmarais car elle détient 8% des actions, craint-on à Toronto.

«C'est clair qu'on s'est parlé à ce sujet, me dit aujourd'hui Jean Campeau, alors PDG de la Caisse. On n'a jamais eu d'entente avec Paul Desmarais dans cette affaire, mais il avait en tête de s'allier à la Caisse pour le contrôle du CP, c'est sûr. À la Caisse, nous cherchions plutôt à faire de l'argent en achetant des actions du CP dans le but éventuel de les revendre à profit.»

La direction du CP conclut alors un pacte avec Paul Desmarais. Elle lui cède deux postes au conseil d'administration, mais en échange, on exige que sa part de l'entreprise n'excède pas 15%. Par contre, l'entente devient caduque si un autre actionnaire augmente sa participation à plus de 10%. Autrement dit, Paul Desmarais deviendrait alors libre d'acheter massivement.

En mars 1982, c'est la panique au CP. La Caisse de dépôt fait justement passer sa participation à 9,97%, et l'entente de décembre pourrait éclater. Le PDG du CP, Frederick Burbidge, fait alors appel à Pierre Elliot Trudeau, premier ministre du Canada, pour fermer la porte à une prise de contrôle.

Le projet de loi mijote jusqu'en novembre 1982. Et le soir du 2 novembre, il est déposé en catimini au Sénat plutôt qu'à la Chambre des communes, question d'éviter les discussions. Le projet S-31 vise à bloquer toute entreprise gouvernementale (la Caisse) qui cherche à détenir plus de 10% du capital d'une société de transport (le CP).

Au Québec et au Canada anglais, les discours feutrés du milieu des affaires s'enflamment. Plusieurs gens d'affaires du Québec s'y opposent.

Que fait alors Paul Desmarais? Ce grand fédéraliste prend-il part à la danse pour dénoncer le projet S-31? Se range-t-il du côté des "séparatistes" ?

Pas du tout. Le 23 novembre 1982, contre toute attente, Paul Desmarais se déclare favorable au projet de loi. Il se tient ainsi loin des querelles linguistiques et espère probablement tirer profit de son positionnement pour s'attirer les faveurs du CP. Après tout, certains le voient comme futur président du conglomérat.

Le projet S-31 finit par mourir au feuilleton, après des débats qui durent un an. Finalement, Paul Desmarais ne prendra jamais le contrôle du CP, dont les affaires dépérissaient. Ses entreprises vendront l'essentiel des actions du CP en juin 1985 avec un léger profit (1).

Ces événements illustrent bien le genre d'homme qu'il était. Même ses «ennemis politiques» le reconnaissent: Desmarais était avant tout un homme qui brassait des affaires, comme il se doit, et ses actions étaient essentiellement tournées vers la réussite de ses entreprises.

«Exactement. Probablement le plus grand, l'un des plus grands du Québec à cet égard, me dit Bernard Landry. Nous étions en désaccord total sur sa vision du capitalisme ultralibéral et sur l'avenir du Québec, mais pour le reste, il était génial.»

L'ex-premier ministre péquiste lui a reparlé de l'affaire du CP à quelques reprises par la suite, lui demandant comment il pouvait continuer à défendre ardemment le fédéralisme après s'être vu tacitement bloquer la prise de contrôle du CP par le fédéral.

«C'est un épisode paradoxal de sa vie. Il m'a répondu: 'Oh, ce sont de vieilles histoires, de vieilles chicanes. C'est vrai que ce n'était pas beau, mais j'ai oublié ça'», raconte Bernard Landry.

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(1) Parmi nos sources d'information se trouvent le livre La machine à milliards, de Mario Pelletier, et des reportages du New York Times, du Financial Post et de la Gazette.