J'ai un rêve. Je vois un homme de 72 ans, en vacances au Saguenay. Un malaise le prend, chronique, attribuable à son coeur: ses jambes se mettent à enfler. Vite, il se rend à l'hôpital, où il est reçu en quelques minutes.

L'homme présente sa carte soleil et en deux clics à l'ordi, son dossier complet de Montréal défile à l'écran: coordonnées, médicaments prescrits, rapports de médecins, etc. Rapidement, l'infirmière sur place pose un diagnostic précis, modifie ses prescriptions, et le tour est joué.

Pas d'inquiétude, pas d'attente à l'urgence, pas d'argent. Un rêve lointain? Détrompez-vous. Ici, au Québec, en ce moment, un réseau informatique panquébécois fonctionne à merveille pour les patients atteints d'insuffisance cardiaque chronique. Et il permet de désengorger significativement les urgences.

Une quarantaine d'hôpitaux du Québec sont ainsi branchés sur le réseau panquébécois d'insuffisance cardiaque, où sont stockés les dossiers de plus de 15 000 patients, dont la moitié sont actifs.

Ce réseau, unique au monde, a été développé depuis 1998 grâce au travail acharné de Carole Drouin, infirmière aujourd'hui retraitée de l'Hôpital du Sacré-Coeur, et du Dr Marc Frenette, cardiologue.

L'insuffisance cardiaque est une maladie chronique qui se traduit par l'incapacité du coeur à assurer un débit suffisant pour couvrir les besoins énergétiques de l'organisme. Parmi les symptômes, il y a l'essoufflement anormal, l'enflure des jambes, la fatigue, l'arythmie et de l'eau sur les poumons. Dans 70% des cas, l'insuffisance est une conséquence d'un infarctus.

Les patients atteints d'insuffisance cardiaque doivent prendre au minimum huit médicaments. Ils sont suivis par des équipes multidisciplinaires formées de médecins, d'infirmières, de pharmaciens et de nutritionnistes. «Un médecin seul ne peut assurer un bon traitement. Il faut une équipe», nous explique Marc Frenette.

Le médecin nous a justement reçus à son bureau de l'hôpital de Saint-Eustache en compagnie de l'équipe composée de Nancy Tousignant, pharmacienne, Nathalie Comtois, chef de l'unité de la médecine de jour, et Martine Vézina, infirmière responsable du programme.

Pour intervenir rapidement, les infirmières cliniciennes ont obtenu ce qu'on appelle un acte délégué de médicaments, qui leur permet de prescrire ou de modifier des ordonnances sans la présence d'un médecin.

L'insuffisance cardiaque atteint 4% de la population, mais seulement 1% est traité. Ces patients contribuaient beaucoup à l'engorgement des urgences. Depuis l'implantation du logiciel réseau appelé VisionC" et des équipes multidisciplinaires, les réhospitalisations ont diminué d'environ 40%, les durées de séjour, de 50%, et les visites aux urgences, de 60%.

«Après une insuffisance cardiaque, on revoit le patient sept jours plus tard. On peut prescrire des examens en labo sans médecin et modifier les doses de médicaments en appelant le pharmacien au téléphone. On fait tout pour éviter les urgences», raconte Martine Vézina.

Bref, le système regroupe les ingrédients réclamés depuis des années par les experts de la santé pour désengorger les urgences: un dossier patient informatisé en réseau, une présence accrue des infirmières et des pharmaciens et une délégation de la prescription de médicaments. «Il a fallu travailler plusieurs heures bénévolement», explique le Dr Frenette.

La prochaine étape est d'impliquer davantage la première ligne du réseau de la santé, comme les gens des CLSC et les groupes de médecine familiale (GMF). Ceux-ci pourraient être formés et avoir accès au réseau informatique, moyennant l'autorisation des patients, bien sûr. En plus, ils seraient en mesure de détecter les cas les moins lourds d'insuffisance cardiaque.

«Si on traite les cas moins lourds plus rapidement, il y a moins de risques que leur situation dégénère et qu'ils engorgent les urgences», explique M. Frenette.

La Société québécoise d'insuffisance cardiaque (SQIC) n'a toutefois pas les moyens d'aller plus loin. Pis: elle fera bientôt face à un manque de fonds pour survivre.

Pour faire fonctionner le réseau informatique et offrir des outils aux patients (guide alimentaire adapté, pichets gradués, formation, etc.), il en coûte 250 000$ par année à la SQIC. Environ 40% de ce budget sert à l'entretien du logiciel et du réseau. Le salaire de la coordonnatrice Carole Drouin figure également au budget.

Le financement vient du ministère de la Santé (75 000$), des cliniques-cotisantes (100 000$) et des commandites des sociétés pharmaceutiques Pfizer et Servier (75 000$). Les fonds ne seront pas épuisés avant un an, mais après, c'est l'inconnu. «Nous voulons assurer la pérennité du système», dit M. Frenette.

Or, croyez-le ou non, personne parmi les dirigeants du ministère de la Santé ne s'est assis pour prendre connaissance du réseau. Au moment où le ministre Réjean Hébert annonce l'implantation d'un dossier informatisé sommaire, peut-être serait-il bon qu'il jette un coup d'oeil à un réseau sophistiqué et efficace qui fonctionne depuis plus de 10 ans.