En 2004, le festival SPASM, consacré aux courts métrages de genre, n’avait que trois ans et pas encore toutes ses dents. Mais il était déjà porté par une fièvre contagieuse. Lors de la Grande Soirée d’horreur au Club Soda, un groupe de jeunes cinéastes amateurs réunis sous le nom de Roadkill Superstar (RKSS) a cassé la baraque avec un petit film, Le Bagman : Profession meurtrier. Je le sais, j’étais là, ce soir de légende où on a découvert un authentique chef-d’œuvre du genre DIY (Do it yourself).

C’était broche à foin, les acteurs jouaient plus ou moins bien, les effets spéciaux étaient bricolés sur le coin d’une table, mais le rythme était infernal, l’humour, irrésistible, et les litres de sang étaient généreux. Tout le monde criait et se tapait sur les cuisses en voyant le Bagman (un méchant coiffé d’un sac de papier brun) trucider joyeusement avec sa machette une bande de jeunes « yo » de Laval. Le public tenait là son premier slasher québécois, de même que son film le plus gore, et a décerné son grand prix à Roadkill Superstar — qui était alors formé d’Anouk Whissell, François Simard et Jonathan Prévost. Enfin, SPASM venait de trouver dans le Bagman sa mascotte non officielle, une sorte de Jason Voorhees (le méchant de la série des Vendredi 13) bien de chez nous.

Jarrett Mann, directeur du festival SPASM qui célèbre ses 18 ans cette année, s’en souviendra toute sa vie. « Quand tu tombes sur ça, tu remercies les dieux, dit-il. Tu le sais que c’est de la bombe, et ça s’est confirmé le soir même. Je ne peux pas croire encore que je l’ai programmé avant l’entracte, alors que j’aurais dû le mettre à la fin. Je n’étais pas encore à point dans mes talents de programmateur. C’est le film dont on nous parle le plus. »

C’était la grande époque du DVD, et celui de SPASM avec le Bagman a fait le tour du Québec, et même de l’Europe où il a eu droit notamment à une version de luxe en allemand, avant de continuer sa vie sur YouTube. Voilà pourquoi on soulignera ce soir les 15 ans du film lors de la Grande Soirée d’horreur de SPASM.

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Le collectif Roadkill Superstar (François Simard, Anouk Whissell sur la photo)
 fête le 15e anniversaire du court métrage Bagman.

Le collectif Roadkill Superstar — aujourd’hui formé d’Anouk Whissell, de son frère Yohann-Karl et de son amoureux François Simard — a depuis roulé sa bosse, et magnifiquement. En 2015, son premier long métrage Turbo Kid, déjà culte, a été présenté en première mondiale à Sundance, et il a fait le tour du monde avec lui. L’an dernier, le collectif a remis ça à Sundance avec Summer of 84. Et dans quelques pays où il est passé, les fans lui demandaient de signer des DVD… du Bagman.

« Nous ne serions pas où nous sommes sans le festival SPASM », croit François Simard. C’est ce soir-là, quand ils ont vu la réaction délirante du public et qu’ils ont reçu leur prix, un peu dépassés par les événements, qui a décidé de leur vocation. Le Bagman, ils l’avaient tourné en un été, chaque fin de semaine, avec leurs propres moyens, salopant les maisons et le chalet de leurs parents avec du faux sang.

On faisait sécher des effets spéciaux sur la table de cuisine où mes parents devaient prendre leur café le matin avec des faux bras découpés.

Anouk Whissell du collectif Roadkill Superstar

C’est un peu ça, la passion (et l’amour des parents). Qui, malheureusement, ne se transpose pas encore assez sur nos grands écrans. J’ai vu le récent documentaire L’inquiétante absence d’Amir Belkaim et Félix Brassard, dont le titre souligne précisément l’absence persistante et inexplicable du cinéma de genre au Québec. C’est un bon documentaire, qui aborde cependant une question que je me pose depuis 20 ans (depuis les débuts de SPASM, en fait) et qui me donne l’impression de radoter : pourquoi n’a-t-on pas plus de films fantastiques, de science-fiction ou d’horreur ici ?

Le Bagman doit se réveiller

Beaucoup de grands cinéastes, comme Spielberg, Cameron ou Coppola, ont commencé dans le cinéma de genre (et continuent d’en faire), et le Québécois Denis Villeneuve est allé rejoindre ce cénacle. Sans oublier que le cinéma d’horreur est l’un des plus populaires au box-office mondial, avec un public de fans dévoués qui ont le genre tatoué sur le cœur, et qu’il offre souvent un retour alléchant sur l’investissement — pensons à The Blair Witch Project en 1999, dont le budget était de 60 000 $ et qui a rapporté 250 millions sur la planète. Ce ne sont pas les terrifiants chalets isolés dans le bois qui manquent ici, il me semble.

Le trio RKSS a dû passer à l’anglais pour réaliser Turbo Kid et a reçu l’appui de Téléfilm Canada quand la Nouvelle-Zélande a embarqué dans le projet. La SODEC est venue l’appuyer ensuite pour la promotion du film. Mais n’est-ce pas un peu faire les choses à l’envers ? Ça devrait naître d’abord ici.

« Quand on a fait Le Bagman, c’était comme un hobbie, on ne doutait pas qu’on pouvait en faire une carrière, note Anouk. Je viens de Saint-Eustache, François vient de Laval. Dans ma tête, ce n’était pas quelque chose de possible comme carrière. »

« Après le succès du Bagman, poursuit François, nous étions certains qu’on allait faire un long métrage. Nous étions naïfs. Nous avons été refusés deux fois à la SODEC, mais pour être fair, c’était aussi notre premier scénario. Je ne pense pas que je le trouverais bon si je le relisais. Mais on n’a pas baissé les bras. Il a fallu qu’on switch à l’anglais parce que, justement, on pensait qu’en français, c’était un cul-de-sac. Une fois qu’on a fait ça, plusieurs portes se sont ouvertes. Et dès qu’on a eu le OK pour Turbo Kid, on a lâché nos jobs de 9 à 5. Mais j’ai un peu espoir quand je vois qu’un film comme Les affamés de Robin Aubert a reçu le prix du meilleur film [au Gala Québec Cinéma]. »

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, ARCHIVES LA PRESSE

Jarrett Mann, président du festival SPASM, spécialisé dans le cinéma de genre,
et directeur artistique de KINO

Jarrett Mann a sa propre théorie sur l’impasse du cinéma de genre québécois. « En sachant à quel point c’est long d’avoir du financement, les années qu’il faut mettre pour faire un premier film, je pense qu’on n’ose pas déposer un projet de film de zombies. Parce que la perception, c’est qu’il n’y aura pas de financement. Je pense que ça ne se rend même pas dans les dépôts. Les boîtes de production ont aussi une limite de projets. Est-ce qu’ils vont prendre une ronde pour proposer un film de genre quand on a l’impression que ce sera refusé ? Parce que je n’entends pas beaucoup de gens autour de moi qui me parlent de longs métrages de genre qu’ils veulent déposer. »

Roadkill Superstar travaille présentement à un projet de comédie d’horreur et à la suite de Turbo Kid. Mais il ne s’en cache pas : il rêve toujours de réaliser un long métrage en français (pour ne pas dire en joual) à partir du Bagman. « On est vraiment ouverts, dit Anouk. En espérant que les 15 ans du Bagman ravivent la flamme. » « Avec l’expérience qu’on a maintenant, renchérit François, je suis sûr qu’on est capables d’écrire un script qui torche. »

La Grande Soirée d’horreur du Festival SPASM au Club Soda, ce soir, 22 h.