Oubliez Muhammad Ali contre Joe Frazier en 1971 ou le Canada contre l’URSS en 1972. Le vrai match du siècle, sinon celui du millénaire est en train de se passer en ce moment : les pro-Greta, et les anti-Greta. En jeu : l’avenir de la civilisation – parce que nous savons que la planète va survivre à notre passage éclair si nous sommes assez niaiseux ou suicidaires pour nous tirer dans le pied.

Comme je n’ai pas d’enfants (il paraît que c’est excellent pour diminuer son empreinte écologique), je me sens plutôt tranquille dans tout ça. Je regarde le match. Curieuse de savoir qui va gagner.

Mais j’ai déjà une équipe préférée : vos enfants.

PHOTO FREDERIC J. BROWN, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Des milliers de personnes marcheront aujourd’hui dans les rues de Montréal
pour le climat, et les yeux de la planète seront tournés vers nous, puisque Greta Thunberg y sera.

Pas pour faire ma cool et m’attirer leur sympathie – qu’est-ce qu’ils peuvent bien en avoir à foutre ? Mais parce que je comprends tout à fait l’état d’esprit qu’ils doivent combattre. Je l’ai, cet état d’esprit un peu pessimiste et laxiste. Sans haine cependant. Car à écouter les éructations enragées de certains commentateurs contre Greta Thunberg, j’en ai des bleus au cerveau.

Le phénomène médiatique peut être très irritant, mais elle a du cran, de la détermination et de la suite dans les idées, cette Greta Thunberg, sans qu’on sache trop où le mouvement qu’elle a lancé va la mener. Je ne comprends pas pourquoi elle donne des boutons aussi purulents à ses détracteurs, qui pourraient juste l’ignorer, comme ils le font avec le réchauffement. D’où vient véritablement ce torrent de fiel ?

Quand je pense que je me suis déjà sentie rebelle avec mes macarons « no future » et que j’ai eu peur d’une niaiserie comme le bogue de l’an 2000, j’ai un peu honte. Ce que vit cette génération-là n’a rien à voir avec ce que l’on a pu craindre autrefois. Comme bien des jeunes, j’ai fait de l’anxiété à l’adolescence – je pense que c’est un passage existentiel fréquent, et non un problème de santé mentale – et avec le recul, je crois que c’était la vie qui m’apparaissait trop grande. Ou trop petite. Mais elle était droit devant. Qu’allais-je devenir ? Où était ma place ? Comment on paye ça, une facture d’électricité ? Comment on fait pour vivre en appartement quand on n’a pas touché ni même possédé un linge à vaisselle ?

Maintenant, à lire les manchettes sur l’écologie, je me demande si toutes ces questions ne sont pas devenues pour cette génération aussi obsolètes que leurs iPhone 8 (10 ? 11 ? Je sais plus, je roule encore sur le 7).

Trois milliards d’oiseaux ont disparu en Amérique du Nord depuis 1970…

Le niveau des mers monte plus vite que prévu, selon un rapport du GIEC…

La biodiversité connaît un déclin sans précédent selon le rapport de l’IPBES…

La sixième extinction de masse a commencé…

Si j’étais une militante écologiste, j’aurais cette impression de crier dans le désert sous les yeux indifférents de ceux qui arrosent leur asphalte en pleine pénurie d’eau.

Il me reste combien de temps à vivre ? 30, 40 ans ? Probablement moins parce que j’aime trop les bonnes choses de la vie ? Je pourrais être nihiliste et vouloir voir ce show de la fin du monde aux premières loges – tant qu’à y être – mais je suis incapable de souhaiter ça aux générations futures. On dirait que ceux qui vomissent leur haine sur les jeunes qui marchent pour le climat dans le monde entier considèrent déjà la simple prudence face à l’environnement comme une défaite à éviter envers des « enfants-rois ».

Dieu seul décide

Un jour en Haïti, le tap-tap dans lequel je voyageais (ces petits autobus colorés que tout le monde prend) a failli être démoli par un autre tap-tap sur lequel on pouvait lire « Dieu seul décide ». Après avoir réprimé une crise cardiaque, j’ai ri.

Il n’y a pas de SAAQ en Haïti. Rarement des ceintures de sécurité. On ne sait jamais si le véhicule est en règle. On voit des carcasses de tap-tap dans les ravins de la vallée de Jacmel quand on passe sur des routes minuscules sans garde-fous, prises à deux voies. Et on se découvre un petit fond croyant désespéré quand on voit un chauffeur faire son signe de croix avant de prendre le volant.

J’envie ces jours-ci ceux qui ont une foi religieuse. Ceux qui peuvent sincèrement se réfugier dans cette idée que, de toute façon, Dieu seul décide, quoi qu’on fasse. Je les comprends mieux que ces optimistes qui clament que « de toute façon, on va trouver une solution à la crise climatique ». Ces derniers conservent la foi en le génie humain malgré les flat earthers et les anti-vaccins, c’est prodigieux. Alors qu’une armée de scientifiques nous parlent d’urgence et nous répètent que la fenêtre pour renverser la vapeur ne cesse de rétrécir, qu’on manque de temps, ils demeurent confiants dans ce monde gouverné par les Trump, Poutine et Bolsonaro, connus pour tout autre chose que leur programme écologique.

Je veux ben croire qu’on va trouver une solution. Mais, justement, je ne veux pas croire. Même si « Dieu seul décide » au bout du compte dans un tap-tap, il décide un peu moins quand il y a des routes bien faites, des ceintures de sécurité, un véhicule en bon état, et un chauffeur qui a son permis.

De la même façon, je suis plus portée à faire confiance à ceux qui, au fait de nos connaissances les plus pointues sur l’environnement, nous disent qu’on s’en va droit dans le mur, si on n’appuie pas sur le frein.

Ricaner en restant assis

Ils seront des milliers aujourd’hui à marcher dans les rues de Montréal pour le climat, et les yeux de la planète seront tournés vers nous, puisque Greta Thunberg y sera, après son discours passionné à l’ONU où elle a accusé les leaders politiques d’avoir volé sa jeunesse et ses rêves en ne faisant rien pour arrêter la crise climatique.

Pendant ce temps-là, des gens, principalement des adultes, ricaneront et insulteront Greta Thunberg en restant bien assis devant leur ordinateur.

IMAGE FOURNIE PAR TIME 

Greta Thunberg sur la une du Time, en mai dernier

En mai dernier, elle a fait la une du Time, qui dévoilait sa liste de la prochaine génération de leaders. La photo ressemblait à une toile flamande, Greta Thunberg l’air sérieux, avec ses tresses, habillée d’une longue robe verte d’où sortaient ses pieds chaussés de baskets. Greta Thunberg a toujours l’air grave, et les premières fois que je l’ai vue, elle m’a fait penser aux enfants inquiétants du film Le ruban blanc de Michael Haneke. C’est ensuite que j’ai appris qu’elle était Asperger. Je l’ai appris entre autres en lisant les insultes qu’elle reçoit. On la traite d’arriérée, d’éco-morveuse, d’être la mascotte d’un mouvement de propagande infantilisant, d’être manipulée par ses parents et des lobbies. On pourrait faire un dictionnaire des insultes qu’elle inspire.

C’est incroyable tout ce que l’on projette sur Greta Thunberg dont la présence agit comme un révélateur dans ce vaste théâtre tragique où nous sommes plongés.

Toute une imagerie se déploie autour d’elle, tandis qu’elle reste imperturbable et que son mouvement grossit, porté par sa génération.

Jeanne d’Arc écolo pour les uns, cyborg ou fasciste verte pour les autres, sa figure est d’ores et déjà inscrite, qu’on le veuille ou pas, dans l’Histoire. Ses détracteurs qui l’appellent sainte Greta n’avaient qu’à ne pas la martyriser, aussi, puisque c’est comme ça qu’on fabrique les saints.

Son air mutin et ses nattes ont fait ressortir sur le web des photos rappelant l’esthétisme des jeunesses hitlériennes, alors qu’en mai dernier, Cécile Guérin, chercheuse à l’Institute for Strategic Dialogue de Londres, expliquait à Libération que « l’activisme de Greta Thunberg a remobilisé la rhétorique de l’extrême droite », agacée de se faire damer le pion de la peur par les écolos, et que les discours anti-Greta sont désormais « passés de la sphère d’extrême droite à celle plus mainstream ». C’est assez facile à vérifier. Il suffit d’aller lire les commentaires sous les articles qui parlent d’elle.

Pascal Bruckner, particulièrement virulent dans un papier du Figaro, l’a accusée de « prendre le globe en otage pour une thérapie familiale », déplorant que le militantisme écolo ait lavé les cerveaux et terrifié toute une génération d’enfants qu’on ne devrait pas écouter parce qu’ils ne sont pas des adultes, citant Platon qui nous mettait en garde contre une inversion des hiérarchies quand « le père traite son fils comme un égal »… On ne sait plus trop si c’est la jeunesse ou le réchauffement qui menace la civilisation, après ça.

Pourtant, cette jeunesse-là, peut-être pour la première fois, ne veut pas tant changer le monde que tout faire pour que ce monde ne soit irrémédiablement changé par la destruction des écosystèmes. Dans un de ses discours les plus célèbres, Greta Thunberg disait aux adultes : « Je veux que vous paniquiez. » C’est exactement ce qu’ils sont en train de faire, mais contre elle, plutôt qu’envers les menaces que la crise climatique nous réserve. On se sent entre bonnes mains, non ?

À ce visage de Greta Thunberg se déclinant de toutes les façons ces derniers temps (ou ces temps derniers), il y a une image qui se superpose dans ma tête. Elle a les couleurs terribles de la toile de Goya. C’est l’image d’un mythe grec, Kronos dévorant ses enfants, puisqu’on lui avait prédit qu’ils allaient prendre sa place (lui-même avait coupé les couilles de son père Ouranos pour prendre la sienne). Ce qui est arrivé. Et ce qui va inévitablement arriver bientôt dans ce grand cycle de la vie en dépit du réchauffement climatique.

Greta Thunberg et les jeunes ne marchent pas dans nos rues parce qu’ils sont des « suiveux », mais plutôt parce qu’ils sont les suivants dans la marche du monde.